Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
En anglais (England and Other Stories), comme en français, mérite-t-il son titre ?... La dernière nouvelle du recueil, qui donne le sien à l’ensemble, paraît le dire, tant par son contenu que par sa place dans l’ouvrage. Elle met en scène un garde-côte, n’ayant jamais quitté l’extrême sud-ouest de la Grande-Bretagne, et troublé par sa rencontre inopinée avec un comédien noir venu de Leeds : « Il savait ce qu’il savait au sujet de cette contrée à laquelle il tournait le dos (…), mais cela se réduisait à peu de chose en réalité ».
Mensonges et trahisons
La « contrée » que nous quittons sur la figure de ce guetteur mélancolique, c’est bien, pour une part, l’Angleterre. On y croise, quoique en petit nombre, d’autres personnages issus de l’immigration, tels ce coiffeur chypriote, ou ce médecin d’origine indienne, dont le père, fauché par un obus pendant la Seconde Guerre mondiale, a conservé sa jambe par miracle mais est resté amputé de l’Inde, où il ne remettra jamais le pied. Il y est question de deux guerres, de marine, de l’Afghanistan, d’où certains fils ne rentrent pas, de crise économique et de rêves d’ascension sociale. Car l’auteur britannique peint surtout cette middle class qui, depuis que la terminologie marxiste est mise à l’index, a donné son nom, en français, à la petite bourgeoisie. On y essaye comme on peut de monter dans la grande. On y est déterminé par son activité ou son statut, au point qu’un ancien couvreur devenu homme d’affaires ne pourra être que léger, qu’un coureur le sera au double sens du mot, qu’un coiffeur, donc, et surtout grec, sera tenu de philosopher (« La philo, c’est nous qui l’avons inventée »).
Mais, au fond, tout cela est-il si spécialement anglais ?... La plupart des 25 récits qui composent le livre de Graham Swift pourraient, à dire vrai, se dérouler n’importe où. Ce sont des histoires de trahison, de séparations, de mensonge. Leurs héros sont, pour l’essentiel, des gens entre deux âges, d’un certain âge ou d’un âge certain, si bien qu’on y tire souvent le bilan de vies dont on a depuis longtemps « perdu tout contrôle » ; qu’on s’y trouve volontiers confronté au deuil ou placé dans la compagnie des morts, lesquels, sans jamais revenir, n’en finissent pas de s’attarder ; et que, partout, on y vit dans la solitude.
Désespoir et politesse
25 nouvelles, même dans un livre de 330 pages, cela fait une grosse douzaine de pages par nouvelle. Les traditions du genre sont respectées : des vies en peu de mots, brusquement déployées en vue cavalière par la grâce d’un incident plus ou moins ténu. Mais on est dans la lignée de Raymond Carver, et, si j’ose, avec toute l’admiration que je voue à l’auteur des Trois roses jaunes, risquer le mot, en pire. La lecture du recueil prend souvent des allures de jeu de société. Il faut d’abord répondre à une première question : devinez un peu ce que je raconte — l’image est si bien cachée dans le tableau que, plus d’une fois, on doit donner sa langue au chat. Puis, vient la seconde épreuve : trouvez comment j’ai fabriqué cette histoire. Ce peut être à partir d’une expression imagée, prise dans ses différents sens : gravir l’échelle sociale (Ascensions), courir les filles (Une surprise nommée Wanda), maîtriser la situation (Chien). Quelquefois, tout sort d’un jeu de mots. Ainsi, dans Souviens-toi, entre plume (pen) et pénis. Ou, dans Saint-Pierre, entre le nom dudit saint et la chose. Tout cela a dû poser bien des problèmes à la traductrice, il faut lui rendre hommage, et lui pardonner de croire, visiblement, qu’une solution de continuité est un moyen d’aller plus loin.
Oui, Graham Swift joue avec son lecteur. Il lui jette, comme en passant, un détail qui, repris plus loin, comme une balle de cricket, fera soudain rebondir le sens ou le révélera. Et on accepte volontiers de jouer avec Graham Swift, parce qu’on retrouve, à parcourir sa galerie de vieux garçons, de veuves, d’hommes abandonnés et résignés, le plaisir enfantin des devinettes et des charades. Et ce contraste en lui-même, ce qu’il sous-entend d’élégance détachée dans le malheur, le désespoir poli qu’il suggère sont peut-être, dans De l’Angleterre et des Anglais, ce qu’il y a, en définitive, de plus authentiquement britannique.
P. A.