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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Berlin finale, Heinz Rein, traduit de l’allemand par Brice Germain (Belfond, [vintage])

rarehistoricalphotos.comD’abord, c’est, bien sûr, un document. Paru en 1947, réédité en 2015 à l’initiative de Fritz Raddatz, ancien directeur de la rubrique littéraire de Die Zeit, inédit en France jusqu’à cette traduction publiée par Belfond dans sa collection [vintage], si souvent célébrée ici. L’auteur : né en 1906, employé de banque, puis journaliste ; interdit de publication en 1935 ; arrêté par la Gestapo, condamné aux travaux forcés. C’est dans le secteur soviétique de Berlin qu’il publie ce qui restera sa grande œuvre, et un des premiers best-sellers de l’après-guerre. Au début des années 1950, Rein passe à l’Ouest. Il meurt en 1991, peu après la chute du mur.

 

20 jours

 

Voici donc, écrit immédiatement après les événements, un roman-reportage sur les derniers jours de Berlin. Et peut-être plus que cela. Mais il est vrai qu’on suit, du 14 avril au 2 mai 1945, jour après jour, presque heure par heure, les derniers soubresauts de la capitale du Reich, au fil d’un récit qu’entrecoupent des extraits de discours de Goebbels ou de communiqués de la Wehrmacht. Pour l’essentiel, les événements sont vus par Joachim Lassehn, jeune déserteur honnête, que sa passion pour la musique a partiellement préservé du lavage de cerveau subi lors de son passage obligatoire par les Jeunesses hitlériennes, puis par l’armée. Errant en clandestin dans la ville déjà en morceaux, il a la chance assez improbable d’être recueilli et éclairé par les membres d’un groupe d’anti-nazis de l’intérieur, et se joindra à eux dans leurs actions de sabotage et démoralisation. Presque tous survivront jusqu’à l’arrivée de l’Armée rouge, après mille péripéties et plusieurs récits enchâssés. Car les personnages secondaires pullulent, qui surgissent et occupent un temps le devant de la scène avant de rentrer dans l’ombre.

 

Contrairement à ce que prétend Raddatz dans la postface, l’auteur n’idéalise pas l’armée soviétique, dont il évoque, serait-ce par allusions, les pillages et les viols. Le seul vrai marxiste du groupe n’a pas toutes ses sympathies, et « on n’a (…) pas besoin d’être socialiste pour devenir un combattant actif contre les bandits hitlériens ». Tout au plus peut-on reprocher à Rein de faire la part un peu belle à la résistance intérieure — édification de la future RDA oblige.

 

On ne saurait pourtant passer sous silence les faiblesses réelles. On n’est ni chez Döblin ni même chez Fallada. Les interminables dialogues, souvent prétextes à de longs débats idéologiques et moraux, sont, il faut l’avouer, assez redoutables. Mais il n’y a pas que cela dans Berlin finale. Un livre pareil, c’est un monde. Les fameux dialogues alternent avec de saisissants panoramiques au point de vue omniscient, et avec la narration pure, traversée d’accélérations soudaines, de scènes d’action étourdissantes, de suspens qui ne dépareraient pas le plus haletant des polars.

 

Désapprentissage

 

Et puis, le livre est porté par un projet qui en fait peut-être, en 1946, la plus grande originalité : réaliser l’étude approfondie de la psychologie du nazisme et du citoyen sous le nazisme. Sonder « le sentiment d’existence allemand », qui « a toujours oscillé entre le mépris de soi et la suffisance ». Étudier la manière dont a été insufflée « l’obsession de l’ordre [donné] », dont la jeunesse a « appris à appréhender tous les concepts qui ne correspondent pas au national-socialisme avec un regard biaisé et déformé ». Non sans aller jusqu’à effleurer la question de la contamination de la langue, dont « beaucoup de mots ont été dépouillés de leur contenu noble ». Tout cela, sans quitter, autant que possible, le terrain du récit. Et c’est toute une galerie de portraits que nous offre le défilé des personnages secondaires : celui qui « courbe l’échine dès qu’un autre serre les poings » ; celui que « la sensation voluptueuse de brimer et de mener la vie dure à d’autres (…) ne conduit à un orgasme extrême que lorsqu’on se sait couvert par en haut » ; tous ceux qui, en proie à « la schizophrénie de l’Allemand lambda », nient « l’unité entre l’être social et l’être individuel ». Et Heinz Rein invente peut-être le roman de désapprentissage, avec son jeune musicien de bonne foi, qui rejette l’idéologie qui lui a été inculquée mais n’en a « pas d’autre », et que nous verrons devenir lui-même au fil des pages, sous la bienveillante influence des ses mentors plus âgés.

 

Le goût de l’apocalypse

 

À l’heure où l’on parle de plus en plus, pour de tristes raisons, hélas, des années 1930, ce serait aller vite en besogne que de déclarer ces thèmes inutiles car déjà connus. Sont-ils pourtant la raison principale pour laquelle on s’attache au roman de Rein au point de tenir la distance de ses 800 pages ?... Ce qui lui donne sa force et son unité, c’est son côté halluciné. La ville y est, on s’en doutait, le personnage principal, ce Berlin fantomatique des derniers jours, « Pompéi habitée » où la vie tente de se poursuivre au rythme des alertes aériennes et des descentes dans les caves. La nuit, quand « les quelques maisons habitées sont comme d’énormes boîtes sombres », elle prend des allures fantastiques. À mesure que l’offensive russe se poursuit malgré une résistance absurde et fanatique, ce sont des visions d’apocalypse, « des voitures et des tramways broyés, des chevaux et des hommes écrasés, des morceaux de corps et des restes de cadavres, des têtes sans corps, des corps sans têtes »…

 

En longues phrases où des énumérations emballées miment le chaos, Heinz Rein décrit l’agonie d’une cité qu’il connaît par cœur, comme l’attestent les multiples noms de rue et la précision des itinéraires. On sent sa désolation, sa fureur,… peut-être aussi autre chose. Une étrange fascination, voire une obscure volupté, à dire le désastre — du nazisme, ou de l’humanité ? Ce roman positif a sa part d’ombre. C’est sans doute ce qui en fait, à sa manière, un grand roman.

 

P. A.

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