Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Emmanuelle Lambert le sait : pour produire du sens, il faut parler un peu à côté de ce qu’on dit. C’était ce qu’elle faisait dans son récent roman La Désertion (Stock, 2018, voir ici), où, grâce à une subtile construction centripète, le cœur du sujet n’était jamais envisagé que depuis ses bords.
« Éclats de vie »
C’était ce qu’elle faisait aussi dans le livre écrit parallèlement à ce roman, et qui paraît aujourd’hui aux Impressions Nouvelles. Comme ce fut le cas pour l’auteure elle-même (1), la narratrice s’y voit confier la réalisation d’une exposition sur Jean Genet. Le texte est, si l’on veut, le récit de ses recherches préparatoires. On la suit aux archives de Paris, où se trouvent les dossiers des pupilles de l’Assistance publique de la Seine ; aux archives de l’armée ; on plonge dans celles de Gallimard ; on se penche sur des rapports médicaux qui repèrent, chez l’auteur du Miracle de la rose, une « intelligence fruste, naïve et réceptive » ; on regarde des photos dans Paris-Match, ou des films. Pas de portrait frontal, donc, d’un écrivain dont la voix nous parvient souvent noyée « dans le fracas de sa sexualité, de son engagement politique » : « Entretiens, Mémoires, correspondances (…), ceux qui se souviennent isolent des éclats de sa vie, leurs papiers enferment des instants de langage et d’humeur ». Autrement dit, des « apparitions », qui, dans leur diversité même et leur caractère fragmentaire, circonscrivent une figure perpétuellement en fuite.
« Un regard à peine supportable »
Car une telle approche est peut-être la plus adaptée s’agissant d’un personnage marqué d’un « décalage initial », « sans cesse déplacé dans le monde, jamais en accord avec l’endroit où on l’a mis, où il s’est mis ». Toujours, par conséquent, à côté de lui-même tel que d’autres (Sartre, White…) l’ont, admirablement, dépeint. De ce point de vue, le choix est cohérent, pour la couverture, du portrait que Gilles Sebhan(2) a fait d’après « l’une des rares photographies où [Genet] est encore pourvu de cheveux » et porte sur le spectateur « un regard doux à peine supportable ».
Il était logique aussi que ce livre excentré sur un personnage décalé fasse naître et abrite des à-côtés divers. Emmanuelle Lambert est, on l’a déjà dit, une artiste de l’écart. Et ses digressions sont superbes : tableaux de ces lieux étranges où le passé dort dans des dossiers, des rituels d’accès qui y mènent ; portraits de personnages, tels celui, brillant, du « Président » qui passe commande de l’expo, celui d’Ernest Pignon-Ernest au travail, celui de Barrault à l’époque des Paravents. On a là, parmi les lambeaux de la vie de Genet, les bribes d’un autre livre possible, qui hante ces Apparitions comme un fantôme supplémentaire. Emmanuelle Lambert poursuit sa réflexion sur les pouvoirs et les pièges de l’absence.
P. A.
(1) Emmanuelle Lambert a été commissaire de l’exposition Jean Genet, l’échappée belle, au Fort Saint-Jean, à Marseille (2016).
(2) Gilles Sebhan, qu’on ne présente plus sur ce blog, est aussi, rappelons-le, peintre. Par ailleurs, il est l’auteur d’un livre intitulé Domodossola, le suicide de Jean Genet (Denoël, 2010).