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À travers l’alternance de journées caniculaires et de frimas qu’il faut désormais se résoudre à appeler printemps, l’été approche. Soyons optimiste et imaginons-le tel qu’il devrait être : voué aux longues siestes dans les chambres où des rais de soleil filtrent par des persiennes mi-closes ou aux lectures méridiennes dans des fauteuils en rotin sous de grands arbres. Voici un roman taillé pour ça. Ça fait plaisir, de temps à autre, un bon gros roman. Surtout quand, tout en jouant brillamment le jeu en matière de réalisme et d’intrigue bien charpentée, il offre le supplément voulu de malignité et de bizarrerie.
Les Anglais, dit-on, ont le don pour ce genre de choses. Ça tombe bien, Elisabeth Day, bien qu’elle ait « grandi en Irlande du Nord » (pourquoi ce détail ?), est « née en Angleterre ». Et la quatrième de couverture résume son livre en trois formules qui l’inscrivent dans une tradition bien insulaire : « roman noir » ; « comédie sociale » ; « humour grinçant tout britannique ».
Mystère
« Roman noir », donc. Avec son mystère indispensable, que l’auteure réussit à rendre assez haletant malgré sa relative minceur, première victoire. Que s’est-il passé lors de la somptueuse fête donnée par Ben Fitzmaurice, fils de lord et futur ministre, pour son quarantième anniversaire ? Il a bien dû se passer quelque chose, pour que sa femme soit à l’hôpital dans le coma, son « meilleur ami », Martin, au commissariat, en train de répondre à deux enquêteurs, et Lucy, l’épouse de ce dernier, plus ou moins internée dans un centre de repos.
En une construction qu’on dira classiquement virtuose, le récit fait alterner le journal tenu par Lucy, les réflexions de Martin pendant son interrogatoire et ses souvenirs plus anciens — dont on découvrira sur le tard qu’il vient de les rédiger, pour nous, mais pas seulement. Ce va-et-vient entre les époques et les narrateurs n’est pas gratuit. Il met en évidence l’immense écart entre Martin vu de l’intérieur, tel qu’il se met en scène à ses propres yeux (cynique, froid, « grinçant », critique d’art désabusé, auteur d’un best-seller intitulé L’Art : et si on s’en foutait ?), et le Martin que les autres voient et dont ils disent : « La moitié du temps, il fait semblant d’être compliqué alors qu’il est juste naïf ».
Hargne et secret
Les raisons de ce décalage, qui fait de la vérité dans tout le roman une denrée flottante et insaisissable, sont d’abord à chercher du côté de la thématique « sociale » qu’on nous annonçait. Tout repose ici sur la fascination éprouvée dès l’adolescence par Martin, brillant sujet d’origine modeste, pour le plus séduisant et un des plus fortunés de ses camarades de classe. Ce qui offre l’occasion d’un portrait au vitriol de la classe dominante britannique, dont Ben est le parfait produit : « Tout ce que fait Ben est motivé uniquement par son intérêt. Ce n’est pas qu’il soit méchant. Il pense qu’il en a le droit, comme tous ceux qui sont de la bonne famille, qui ont de l’argent, qui ont grandi dans un manoir, qui ont fréquenté les écoles de l’arc Oxford-Cambridge, qui sont beaux et qui n’ont jamais eu à se battre pour rien ».
Baisers et miroirs
Malgré une hargne sympathique, cet aspect du roman d’Elisabeth Day n’est pas le plus original. James, bien qu’américain, Forster, bien d’autres, nous ont accoutumés depuis longtemps à cette spécialité d’outre-Manche. On pense souvent ici au second, et pour plus d’une raison. Car, comme chez le premier, il y a un motif dans le tapis, longtemps retenu, amené peu à peu, décliné fermement mais avec délicatesse. La différence de classe et le secret qu’on ne vous dira pas ne sont pas les seuls fondements de la relation qui unit Martin et Ben. Elle est née à l’âge des nudités entrevues, des contacts de hasard, des baisers partagés sous prétexte de cannabis. Et c’est cette passion, forcément inégale, qui est le moteur caché de la dépendance de Martin par rapport à Ben et aux siens. Ce que Lucy appelle crûment « sa condition d’esclave ». Et ce que lui-même, parvenu à la lucidité, résumera en ces termes : « J’étais leur miroir, placé dans la position idéale pour leur renvoyer le reflet le plus flatteur possible ».
C’est en effet aussi à une espèce de cruel roman d’éducation que nous avons affaire. Si tous les regards des personnages y convergent sur Ben le charmeur, le livre, lui, a bien pour centre la figure de Martin, étonnant nœud de contradictions, maniaque, jubilatoirement misanthrope, vaguement ridicule, mais accablé par ce que lui-même identifie comme un « destin » : « porter le chapeau à la place de Ben au moment où il en aurait le plus besoin ». Le choix de ce personnage-reflet, doublure, comparse bien plus intéressant que celui qui fait figure de héros aux yeux de tous, contribue grandement à donner à ce livre solide la part d’indécidabilité et de fragilité qui en fait le prix.
P. A.