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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Zorrie, Laird Hunt, traduit de l’anglais par Anne-Laure Tissut (Globe)

https://arthive.comOn devrait toujours accorder aux gens une deuxième chance. En 2022, Dans la maison au cœur de la forêt profonde (1), du même Laird Hunt, m’avait laissé, et c’est peu dire, dubitatif (2). Zorrie apparaît d’entrée de jeu aux antipodes de cette labyrinthique histoire pleine de sorcières, de maléfices et de rouges-gorges géants (avec des bras). On se situe apparemment ici, tout au contraire, dans le camp du réalisme et de la simplicité.

 

Cela étant, il faut se méfier de la simplicité, surtout quand c’est celle du Flaubert d’Un cœur simple, cité en exergue et évoqué, avec Virginia Woolf, Hérodote ou Anne Frank, parmi les livres que l’auteur assure avoir, « gardé[s] près de [lui] en écrivant » celui-ci.

 

Une histoire simple

 

Que l’histoire, au moins, soit simple, il serait évidemment difficile de prétendre le contraire. C’est celle d’une vie, narrée de façon strictement chronologique, à l’intérieur d’une longue analepse. Zorrie naît et grandit dans l’Indiana. Ses parents étant morts très tôt de la diphtérie, elle est élevée par une tante peu expansive. Lorsque celle-ci disparaît à son tour, voilà la jeune fille livrée à elle-même sur les routes des années 1930. À Ottawa, « la société Cadran Radium » cherche des « filles travailleuses » pour peindre des chiffres sur des cadrans d’horloge avec une poudre merveilleuse qui scintille dans l’obscurité. Zorrie y découvre la camaraderie, puis l’amitié. Mais l’Indiana lui manque. Elle y retourne, y est recueillie par Gus et Bessie, lesquels voient sa valeur et lui présentent leur fils, Harold. Mariage, bonheur, que vient assombrir une fausse couche. Survient ensuite la guerre, elle emporte Harold.

 

Après avoir manqué se perdre dans son chagrin, Zorrie est sauvée par le travail de la ferme et la présence des voisins. Dont Hank, qu’elle refuse, et l’étrange Noah, qui l’éconduit. Il y a aussi de très rares voyages, au bord du lac Michigan, à Ottawa, où elle retrouve ses vieilles amies, en Hollande, au bord de la mer où a sombré le bombardier qui portait Harold. Nous laissons Zorrie, vieille, à présent, « sur la banquette » où elle a pris l’habitude de s’allonger et où nous l’avions trouvée, « tourn[ant] le dos à la pièce », « regard[ant] le mur blanc » et se rappelant ce qui précède.

 

Avouons-le, on est un peu étonné d’entendre l’éditeur parler de « livre éminemment politique » et de « moment pivot de l’histoire américaine ». Quel moment ? Il y a là la crise de 1929 jetant sur les routes des gens privés, comme Zorrie, de domicile ; l’enthousiasme pour l’atome et le radium, cause des cancers qui emporteront les camarades de l’héroïne – et, peut-être, de l’échec de sa propre grossesse ; la Seconde Guerre mondiale, vue de loin ou après coup, quand Zorrie, à Amsterdam, visite le musée Anne Frank… Le message historico-politique, s’il existe, est néanmoins de toute évidence à chercher ailleurs.

 

Des cœurs profonds

 

Qu’est-ce qu’un cœur simple ? Si c’est un cœur sans arrière-plans ni abîmes, l’adjectif est loin de pouvoir s’appliquer à Zorrie et à ses amis. « Il y a des choses », dit l’un d’eux, « qui s’entendent très fort même (…) alors qu’on n’y pense pas. Des choses qui s’échappent par des fissures ». « La tête » de Zorrie abrite des « salles » et de « vertigineux couloirs ». Dans ces profondeurs, la folie guette. Elle a frappé Opale, la compagne de Noah, et le frôle sans cesse lui-même, après s’être emparée de son père, Virgil. Zorrie, par moments, craint de « perdre pied ». Des fragments de souvenirs, des visions, « des sons, des odeurs et des goûts » surgissent souvent en elle, et ses pensées s’incarnent dans ces images : les « heures sombres » reviennent « voleter devant ses yeux telles ces phalènes appelées sorcières noires », le chagrin « sembl[e] offrir une sorte de membrane conjonctive »…

 

Bref, ces personnages simples sont des personnages complexes – qui, du reste, outre la Bible, ne dédaignent pas de lire à l’occasion Montaigne, Eschyle ou Cicéron, puisés dans la bibliothèque de Virgil, qui a été maître d’école. Pour dire leur richesse intérieure, le romancier américain invente un langage qui, là encore, n’est simple qu’en un sens très spécial. Il repose sur un usage systématique et raffiné de la métonymie. Chacun, ici, a tendance à regarder ailleurs et à parler d’autre chose. Des lieux, de la nature, quand « des lucioles trac[ent] leur traits vert-jaune dans les airs, des grillons arboricoles lanc[ent] leur cri », et que « Vénus appar[aît], éclatante, à travers la masse bleue » du ciel. De la nourriture, des préparatifs culinaires, de « la façon dont la vieille lame entr[e] dans la texture dense et granuleuse des pommes de terre ».

 

Tous les personnages pratiquent cet art du décalage. Pour annoncer que sa femme est enceinte, Harold « [fait] une petite danse devant le buffet, [abat] la main sur le bois sombre, et dit à Gus (…) de sortir ses cigares ». Hésitant à déclarer son amour à Noah, Zorrie se plonge dans un catalogue de matériel de jardin et « déb[at] en elle-même pour savoir si elle [va] commander une nouvelle pelle à poignée en caoutchouc véritable ». Le narrateur imite ses héros, qui ne nous apprend les événements essentiels, comme la perte de l’enfant, que rétrospectivement et à demi-mot.

 

Cette technique se révèle d’une magnifique efficacité. Ce dont il est vraiment question, toujours comme mis de côté, est, pour cette raison même, toujours là, enveloppé d’un halo mystérieusement rayonnant. La présence de quelque chose qui ne peut ou ne doit être dit se fait ainsi obsédante, dans la mesure exacte où elle est repoussée. Laird Hunt rend le plus beau et le plus politique hommage possible à ses humbles héros en faisant d’eux, toute simplicité et toute appartenance sociale mises à part, des êtres pour qui il y va de l’essentiel.

 

P. A.

 

(1) Actes Sud, même traductrice

(2) Voir ici

 

Illustration : Vincent van Gogh, Nature morte aux pommes de terre, 1888

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