Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
« Malika, c’est ma mère », écrit Abdellah Taïa en quatrième de couverture. Une telle déclaration annonce, au-delà de la réalité biographique éventuelle, un texte en forme de portrait mais aussi l’histoire d’une vie — et, ici, d’un pays, le Maroc, entre 1954 et la mort, en 1999, de Hassan II.
Le portrait est celui d’une femme « têtue », pour parler comme elle. « Ton père », dit -elle à l’une de ses filles, « est un homme comme les autres hommes. Juste un homme. Il ne sait rien. Il ne fait rien. Il est gentil. Rien de plus. Et je n’ai pas d’autre choix que d’être plus forte que lui ». Forte, il faut l’être, pour réussir à faire plus que survivre, dans les interstices que laissent à une femme la société et l’histoire marocaines du XXe siècle. Pour raconter la vie de Malika, Abdellah Taïa use d’un art de la composition qui frappait déjà dans l’admirable Celui qui est digne d’être aimé (Seuil, 2017, voir ici). Trois moments dans l’existence de l’héroïne, qui la voient successivement fiancée et jeune épouse, femme d’âge mûr et mère, solitaire et vieille. Trois lieux : Béni Mellal, le « bled » où elle est née, Rabat, puis la ville, proche, de Salé. Trois personnages en face d’elle : Allal, son premier mari adoré, mort sous l’uniforme français en Indochine ; Monique, bourgeoise française née au Maroc ; Jaâfar, petit voleur venu rançonner la vieille femme — et qui lui rappelle, en filigrane, son fils, Ahmed, émigré en France.
Sorts et contresorts
À chaque fois, Taïa met en scène un acte accompli par Malika. Après la mort d’Allal, elle le fait « revenir » s’incarner, le temps d’une nuit, dans le corps de son ami Merzougue (« Merzougue est prêt à recevoir ton corps à travers son corps. Avance dans la nuit, Allal. Avance »). Plus tard, mariée à un autre homme et devenue mère de plusieurs enfants, elle oppose un contresort aux manœuvres de Monique pour séduire toute la famille et faire de Khadija, la plus belle de ses filles, une bonne. Vieillie, elle cherche à convaincre Jaâfar d’aller à Paris rechercher Ahmed.
Mais la magie fonctionne deux fois, pas trois. Ahmed restera en France, Jaâfar préfère retourner en prison (« Parmi les hommes de la prison. Ce sont eux qui sont libres. Je sais que c’est difficile à croire, mais en prison on est libre »), Malika mourra sans doute seule. On ne peut pas gagner toujours contre les puissants. C’est-à-dire contre la France, qui, même après l’indépendance, « est encore là » ; qui, après avoir « pris » Allal en Indochine, est en train de « prendre » Ahmed. Mais aussi contre « le Roi, ses ministres et les riches », ou contre le microcosme redoutable de la famille. Malheur aux garçons ayant « les mêmes gestes, les mêmes manières » que Jaâfar ou Ahmed, dans les rues, ou dans la prison, qui les guette et devient l’allégorie d’un univers impitoyable.
La langue du corps
Devant de telles puissances, la sorcellerie et la force de caractère échouent. Est-ce bien un échec ? Dans chacun des trois récits composant le livre, quelque chose a lieu : Allal vient retrouver sa jeune épouse dans le corps de Merzougue ; entre Monique et Malika, pour un instant, « les frontières et les combats s’arrêtent. Le passé s’efface. Tout est suspendu » ; entre Malika et Jaâfar, quelque chose s’échange et s’apaise — assez pour qu’à la dernière page ils se souhaitent l’un à l’autre « bonne chance ».
Le livre d’Abdellah Taïa dit l’acharnement à être et à vivre en refusant les lois imposées par d’autres (« Je ne reconnais pas leur société. Je ne suis pas la société. Nous ne sommes pas la société qu’ils veulent qu’on soit »). Ou, plutôt, il le fait dire aux voix de ses personnages et, avant tout, à celle de son héroïne. Sans narrateur extérieur, ce sont ces voix qui parlent, en ce sens que parle leur phrasé, leur grain — leur style, en somme. C’est le style qui porte tout le livre et qui fait son incroyable force émotionnelle. Si Taïa est un écrivain du corps, ce n’est pas, même si couleurs, lumières et saveurs sont chez lui très présentes, parce qu’il parlerait du corps, mais parce que son écriture est, très profondément, physique. Les phrases brèves, le rythme saccadé, les répétitions se combinent pour faire naître une langue hypnotique, celle même de l’urgence et de la passion de vivre. Comme Merzougue devient Allal, comme Jaâfar devient Ahmed, le texte se fait chair et rage de ses héros. Abdellah Taïa est un grand écrivain de l’incarnation.
P. A.
Illustration : une rue à Rabat