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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Une édition bilingue du Poème du Rhône, de Frédéric Mistral (Actes Sud)

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Je l’avoue, je me faisais des idées sur Mistral : avec son chapeau d’artiste et sa lavallière, je le voyais plus ou moins comme un personnage sorti des livres de son ami Daudet, toujours un pécaïre ou un troundelaïre à la bouche, fondateur de surcroît d’un club régionaliste plutôt réac.

 

Mais les idées, reçues ou non, n’empêchent pas la curiosité. Et il y avait de quoi s’étonner devant cette étrange entreprise : l’édition bilingue d’un poème provençal en hendécasyllabes et en douze chants, déjà publié dans le texte original et dans sa traduction française par le poète lui-même en 1897 (l’année du Coup de dés), où le futur Prix Nobel (1904) raconte les exploits des mariniers qui, de son temps, sillonnaient encore le Rhône. Sur la page de gauche figure le texte provençal, sur celle de droite la version française, due à Claude Guerre, homme de théâtre, de radio et de poésie, auteur également de la préface et des notes ­— selon les principes qui ont déjà présidé à une récente édition, toujours chez Actes Sud, de l’Enfer de Dante, dont j'ai parlé.

 

On feuillette, un peu perplexe… et, pourquoi ne pas le dire, on est pris, comme on le serait par le courant du fleuve lui-même. Ce sont donc sept embarcations attachées ensemble qui vont de Lyon à Beaucaire, pour la foire, chargées de marchandises (des « ballots de tout acabit, des rouleaux / de cuir, des soies fastueuses de Lyon. / Des bottes de chanvre, des sacs d’aliments (…) / ces produits qu’on s’ingénie à fabriquer là-haut dans le Nord »), et de quatre-vingts chevaux pour le retour, la « remonte » (« Sur la digue aux pavés bossus, la longue / cordée entraîne, contre l’eau qui fouette, / la lourde peine du convoi »). Au fil de l’onde, on rencontrera tous les éléments classiques de l’épopée : lutte contre les éléments, description réaliste des travaux et des jours en une époque antérieure à la canalisation des fleuves et à l’industrialisation de leurs rivages, mythes et légendes nés sur ces rives et venant mêler sans complexes le merveilleux au quotidien le plus terre-à-terre (« Je dis qu’en ces parages, rien n’étonne »). Plus, évidemment, une belle histoire d’amour et de mort, entre le prince d’Orange, mystérieusement embarqué sur le convoi, et l’Anglore, fille du fleuve un brin sorcière ou fée. Tout cela se terminera par une « catastrophe » quand, au chant XII, un bateau à vapeur, « dont les roues s’agitent comme des griffes, / soulevant l’eau en des vagues géantes », provoque la noyade de l’attelage et la perte de la cargaison. « C’est la fin du métier… mes pauvres collègues, / vous pouvez le dire : adieu la belle vie ! / Le grand Rhône a crevé pour tous aujourd’hui ! » Voilà pour l’aspect réactionnaire, au sens le plus strict.

 

Poème épique, donc, et, dans l’esprit de Mistral, poème d’une époque et d’un peuple. Mais, pour nous, d’abord poème de l’eau, du soleil et de l’être au monde :

« Elle descend. Elle se sent revêtue

par l’habit magnifique du grand ruisseau

jusqu’à la taille. Puis plus haut encore.

Alors, elle ne pense plus qu’au bonheur

De son être emmêlé fondu au Rhône »…

Claude Guerre prétend « donner aux lecteurs français un poème à la beauté égale au poème provençal initial ». On peut, à dire vrai, contester certains de ses choix, une volonté de modernisation qui affleure par exemple dans des « ouais ! ouais ! » intempestifs. Mais, outre l’ampleur et l’originalité de son travail, il sait à l’évidence être fidèle à celui qu’il faut décidément considérer comme un grand poète chaque fois que celui-ci approche la présence muette des choses :

« Alors les faucons planent sur les hauteurs,

(…) et les vautours talochent

le ciel à grands cercles. Entre les rives,

silence et solitude. Le long convoi

descend pacifiquement vers l’horizon

si vaste. Et si vaste le silence !

que le monde semble à mille lieues de nous. »

 

(«  Entre li bord amudi, soulitàri,

Pacifico descènd la longo floto

Qu’à son entour es talo l’avalido

E talamen es vaste lou silènci

Qu’à milo lègo sèmblo liuen dou mounde »).

 

P. A.

 

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