Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Avec les îles, c’est compliqué. Surtout avec Ouessant. Je m’en suis expliqué dans les pages mêmes de ce blog(1). J’ai dit pourquoi c’était à mes yeux l’île idéale, avant que la manie de la nature, parallèle à sa destruction, ne frappe les familles obsédées par le VTT ; sans parler de la manie de la culture — salons du livre et autres festivals. Bref, c’est avec un peu de réticence, je l’avoue tout de suite, que j’ai ouvert un livre qui ne pouvait qu’ajouter, ne serait-ce qu’un peu, à la notoriété fâcheuse du bout de rocher qui met un point vraiment final au Finistère.
C’est difficile, les îles, et Ouessant, en dépit de son caractère, serait-on tenté de penser, littéraire à l’extrême, n’a eu, malgré Savignon(2) et Queffélec(3), que peu de chantres. Et, prudents, ceux-ci avaient recours à la fiction. C’est encore plus périlleux d’aller, comme l’a fait Gwenaëlle Abolivier, passer trois mois sur l’île dans le but explicite d’y écrire un ouvrage qui lui soit consacré.
Les hommes, les femmes, le monde…
Un tel ouvrage navigue inévitablement entre plusieurs écueils : le style guide touristique, le lyrisme, les considérations philosophiques tendance new age. L’ancienne journaliste à France Inter n’en évite, disons-le, aucun. Mais au moins a-t-elle le mérite de les aborder franchement, honnêtement, sans prétention et, pour ainsi dire, en toute candeur. Et puis, je suis injuste, il y a quand même un énorme récif qu’elle contourne assez gracieusement : l’autobiographie. Elle ne prend pas prétexte d’Ouessant pour parler de soi, c’est déjà beaucoup.
Donc, visite guidée et petit historique des lieux. Ouessant, île des femmes, lesquelles, « pendant trois siècles, (…) ont tenu et façonné l’île à une époque où les hommes étaient contraints de la quitter pour servir la Royale ou le Commerce ». Et, en même temps, Ouessant, île des hommes, pour qui « la mer, c’est la grande affaire », et qui, « au bar-tabac de la Poste », égrènent ensemble des noms qui font rêver, Djibouti, Saïgon, Port-Saïd, Dar es Salam… Ces anciens marins ont fait « entrer le monde entier dans leurs maisons, devenues, au fil de leurs retours, de véritables cabinets de curiosités » — jolie contradiction qui fait, d’un lieu restreint et clos, le résumé du tout.
Ouessant (autrefois) île des naufrageurs ? C’est évidemment un point plus délicat — et, du reste, controversé. On ne fera donc que l’effleurer, les insulaires, de jadis ou de maintenant, devant rester, quoique rudes, sympathiques, forcément sympathiques… Il est, du reste, de fait que les témoignages recueillis et relatés par Gwenaëlle Abolivier (ex-marins au long cours, ex-gardiens de phare…) sont ce qu’il y a de plus émouvant et de plus instructif dans son livre.
Entre ciel et mer
Mais il n’y a pas que les hommes, il y a la nature… Les tempêtes, les naufrages, les eaux de l’Atlantique et celles de la Manche se divisant à la pointe de l’île. L’auteure était logée dans l’ancien « sémaphore » se dressant au pied du fameux Créac’h, une des nombreuses tours qui font d’Ouessant l’île aux phares. Le « sémaphore » aussi est une tour, à peine plus modeste, « trois étages, chapeauté d’un toit-terrasse », avec une « chambre de veille », « balcon quasi circulaire qui flotte comme une auréole entre le ciel et la mer ». Dans ces conditions, difficile, évidemment, de résister à la tentation de la poésie. Chaque fois que Gwenaëlle Abolivier y cède, mieux vaut sauter. Mais quand elle se cantonne dans la description minutieuse, elle devient vraiment poète. Et elle parvient, en évoquant « les syncopes du vent », à composer une vraie petite musique. Quand elle parle des « vagues couleur ardoise », du ciel en « lavis gris-jaunâtre », de l’océan lorsqu’il « n’est plus qu’un mur d’une blancheur phosphorescente », on éprouve l’envie de voir ces aquarelles qu’elle dit par ailleurs exécuter au coin des landes et des criques. Et on se prend à regretter qu’elle n’ait pas creusé la belle idée, venue face à la mer, d’une écriture « antérieure à l’acte d’écrire » et venant « de plus loin ».
Mais ce n’était pas le propos. Et c’est déjà assez pour qu’on se sente prêt à pardonner bien des « lâcher-prise », des « via » fautifs, des « lieux de vie ». Et à refermer ce petit livre avec l’envie d’aller, ou de retourner, voir sur place au plus tôt. C’était bien son but, non ?
P. A.
(1) Voir ici
(2) André Savignon, Filles de la pluie, Grasset, 1912
(3) Henri Queffélec, Un homme d’Ouessant, Mercure de France, 1953
Illustration : le phare du Créac'h, à Ouessant