Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Ce n’est pas une biographie de Niki de Saint Phalle (1930-2002). C’est, indubitablement, un roman. Non qu’il y ait quoi que ce soit de romancé dans le livre de Caroline Deyns, laquelle reconnaît, dans les Remerciements terminaux, sa dette envers les vrais ouvrages biographiques qu’elle a lus. Ce qui fait de cette biographie un roman c’est un peu ce qui fait d’un ready-made de Duchamp une œuvre : l’intervention de l’artiste, c’est-à-dire, ici, de l’auteure.
Le trencadis est une mosaïque constituée d’éclats de céramique, composant, avec les fragments d’anciens motifs, des motifs nouveaux. Le mot est catalan, et la chose beaucoup utilisée par Gaudi, à Barcelone. « Un cheminement bref de la dislocation vers la reconstruction ». Ainsi la vie de Niki de Saint Phalle est-elle ici réduite en fragments discontinus, pris en charge par différentes voix s’exprimant sur différents tons : celle de la narratrice, de Niki elle-même, celles de différents locuteurs, répondant souvent à d’imaginaires interviews — un psy, un médecin, un forain qui a prêté sa carabine, une villageoise de Soisy, où l’artiste s’installe dans les années 1960…
Voix multiples, unique point de vue
Dans cette construction et l’écriture qui va avec, il faut admirer une certaine virtuosité et, à tout le moins, une énergie. À l’image de celle qui animait Niki de Saint Phalle elle-même. Car sa vie était, en fait, en morceaux dès le début, et l’art — c’est la thèse du livre — avait pour fonction de la rassembler et de la refaçonner. Caroline Deyns juxtapose ces morceaux : l’enfance entre France et États-Unis, entre une mère brutale et un père qui la viole à 11 ans, comme elle le racontera, dans Mon secret, en 1994 ; les souffrances psychiques, les premières créations réalisées « chez les fous » ; le mariage, la rupture, l’abandon de ses enfants (« Je refuse de n’être qu’une femme d’écrivain qui fait de la peinture ! »), la culpabilité qui en résulte ; l’installation impasse Ronsin, à Paris, la rencontre de Jean Tinguely, le coup de foudre ; les œuvres — Tirs, Nanas, Hon, Golem, Dragon… — ; la mort de Jean, les souffrances de l’âge.
C’est la bonne idée, ce geste de l’écrivaine reproduisant celui de l’autre artiste. D’où vient pourtant le problème ? Tous ces courts chapitres, jouant parfois de l’espace de la page et séparés par des citations, poursuivent une lecture unique de l’œuvre, menée d’un seul et invariable point de vue : le féminisme et la révolte, tout s’enracinant dans le viol originel. Point de vue parfaitement plausible et légitime, bien sûr. Le problème n’est pas le point de vue, c’est l’unicité. Qui engendre vite la prévisibilité, la répétition — et un caractère, en l’occurrence, légèrement hagiographique. Il y avait quand même d’autres zones à explorer, comme l’aurait fait sans doute une bonne vieille biographie exhaustive : le passage par le mannequinat, le projet, abandonné, de devenir actrice, le rapport aux vêtements et à l’image… Il y avait des zones d’ombre dignes d’un meilleur sort. Par exemple, l’admiration de Niki de Saint Phalle pour Gilles de Rais, partagée par Bataille et d’autres, mais qui fait tache dans le tableau à notre époque de sourcilleuse censure morale. Caroline Deyns se donne beaucoup de mal pour démontrer que le compagnon de Jeanne d’Arc était peut-être innocent, avant de reconnaître que ça ne change rien à l’affaire. Et finit par se lancer dans des justifications un brin alambiquées et quelque peu pompeuses — « Se regarder dans le crime, chercher au beau milieu du massacre d’enfants, à la surface de leur peau livide bleuissante, son propre reflet de mère dévorante… ».
Pompe et négligences
Car elle ne déteste pas la pompe, Caroline Deyns : « boursouflures immondes », « tison intérieur », « colère volcanique statufiant ses motifs de détestation sous sa lave de plâtre blanc », ça y va. Puis, de temps en temps, pour contrebalancer, elle s’adonne à l’humour tendance mastoc, le pastiche de langage quotidien tombant dans la vulgarité de ce qu’il imite. Quand ce n’est pas dans le cliché condescendant, comme lorsqu’on écoute, et fort longuement, la boulangère de Soisy parler comme seuls parlent les paysans dans les bandes dessinées de Gotlieb.
Tout cela est d’autant plus gênant que, quoique agrégée de lettres, Caroline Deyns est bien distraite. Même moi, qui ne suis pas agrégé pour un sou, j’aurais remarqué, je crois, les « après qu’ils aient vidé », les « c’est d’un carnage dont j’ai besoin », sans parler de l’emploi de marier pour épouser. Bon, elle a dû faire lettres modernes, passe encore qu’elle pense que « Vagina denta » veut dire quelque chose. Mais attribuer sereinement El Desdichado à Mallarmé, tout de même, elle va fort.
Oh, je sais, on me dira que je pinaille, que, si c’était si grave que ça, les lecteurs et conseilleurs remerciés si longuement, les éditeurs, les correcteurs auraient vu, auraient rectifié. Que ces bagatelles pourraient être balayées comme fétus de paille par le torrent de l’empathie, le torrent Niki, torrent de créativité, d’exubérance et de révolte. Et je répondrai oui, oui, bien sûr. Elles pourraient.
P. A.
Illustration : Niki de Saint Phalle en 1955