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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Théorie de la vilaine petite fille, Hubert Haddad (Zulma)

Théorie de la vilaine petite fille, Hubert Haddad (Zulma)En 1848, dans une ferme perdue, du côté de Rochester dans l’État de New York, Kate et Margaret Fox entrent en contact avec l’esprit d’un colporteur assassiné, disent-elles. Elles manquent être lynchées comme sorcières par les fermiers puritains des environs, en réchappent, et sont à l’origine du « spiritualisme moderne », qui va enflammer l’Amérique censément la plus éduquée (Lincoln compris) avant de donner naissance au spiritisme français d’Allan Kardec. Les deux sœurs meurent oubliées et misérables vers la fin du siècle.

 

Drôle de mouvement, ce spiritualisme moderne, mélange de superstition et de pseudo-rationalité qui attira les femmes, les abolitionnistes et tout ce que les Etats-Unis d’alors comptaient de plus libéral au sens anglo-saxon. Qu’est-ce qui intéresse Hubert Haddad là-dedans ? Il se garde bien, évidemment, de toute prise de parti comme de toute tentative d’explication. On ne saura jamais très précisément ce qui se passe pendant les séances où se précipitent les foules, et si Margaret avoue sur le tard que « tout le monde triche », c’est pour ajouter aussitôt : « On n’est pas toujours d’inspiration, et puis il y a des soirs où les esprits vous boudent ».

 

Inspiration. Le mot est lâché, qui fait le pont entre les tables tournantes et la littérature. C’est le moment de rappeler que Haddad est un tenant de la « nouvelle fiction », laquelle, comme chacun sait, repose sur « la suspension consentie de l'incrédulité ». Bref, et pour parler comme tout le monde, sur les pouvoirs acceptés de l’imaginaire. Pour qui s’y abandonne, les morts, ou les souvenirs, ne sont-ils pas toujours prêts à surgir, « entre chien et loup », « entre les profils d’ombre des bosquets et la fuite évanescente des collines en passe de se confondre avec les contours malléables de la rêverie » ? Et la lecture est-elle jamais autre chose qu’un « jeu incantatoire », « doux entretien avec les fantômes » que l’écrivain a appelés ?

 

Seulement, pour que ça marche, il faut un style. Les médiums n’en ont pas, Haddad, si. Ses longues phrases sinueuses mais toujours impeccablement bouclées aiment mêler au lyrisme une ironie discrètement jamesienne, mais elles brillent surtout dans l’évocation de la nature et des endroits. Grands espaces d’une Amérique encore à moitié déserte, où « de part et d’autre d’une rivière aux apparitions variées, tantôt impétueuse, tantôt sinueuse et calme, de vastes massifs de trembles et de résineux aux fûts démesurés apport[ent] au paysage une sorte d’intériorité méditative » ; villages aux maisons de bois, dont « des chiens errants et une vache échappée occup[ent] seuls la rue principale dans la fausse clarté du crépuscule ». D’ailleurs les esprits naissent peut-être du décor qui les a vus surgir, et Mister Splitfoot (le colporteur trucidé) « rassembl[e] selon sa fantaisie les énigmes des lieux clos et poussiéreux ». L’esprit, c’est l’esprit des lieux.

 

Bien sûr il y a tout le reste : la fresque historique qui nous mène, à travers la guerre de Sécession, de l’esclavage à l’orée du vingtième siècle ; la construction étourdissante — et même un peu trop : tous ces personnages qu’on perd puis qu’on retrouve on finit par s’y perdre aussi, tandis que le narrateur, enchanté de son propre brio, a l’air de s’amuser tout seul.

 

Mais on s’y retrouve chaque fois que le livre revient à une sorte d’essentiel : le sentiment d’un rapport au monde, qui donne à ce chassé-croisé de vrais revenants et de faux défunts un arrière-fond authentiquement métaphysique. Étendue dans le noir au sein de la campagne déserte, la petite Kate se sent pénétrer « par l’immense prodige d’être vivante au cœur de ces ténèbres ». « Être soi, petite fille négligeable, et sentir avec une folle acuité l’enlacement des mystères de la nuit, [est] une épreuve dont elle [veut] s’amuser pour ne pas mourir de terreur ».

 

C’est elle, la plus jeune des sœurs Fox, qui porte sur ses frêles épaules toute une part du gros livre d’Hubert Haddad. « Elfe », « lutin », dont les nerfs « se prolongent en antennes dès qu’ils vibr[ent] trop intensément », c’est peut-être son lien indéfectible à l’enfance qui fait d’elle la seule véritable médium de toute l’histoire. Car les morts eux-mêmes sont des enfants, et les deux fils de Kate, voyant un guéridon s’élever « en oscillant comme une petite montgolfière », ne peuvent croire que leur défunt père « naguère si raisonnable ne revi[ent] du séjour des morts que pour de pareils tours de malice ». Oui, les morts sont des enfants, de vilains petits garçons et de vilaines petites filles, ravis de leurs tours, et qui confondent l’imaginaire avec le réel — comme les écrivains.

 

P. A.

 

photo Pierre Ahnne

 

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