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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Sixtine, Remy de Gourmont (Mercure de France)

https-_patertaciturnus.files.wordpress.comÀ tout seigneur, tout honneur… À force d’exhumer les trésors de son fonds, le Mercure de France devait tôt ou tard en venir à celui qui fut un des fondateurs de la revue d’où cette maison d’édition est née, comme la collection blanche est issue de la Nouvelle Revue française. On était en 1889. Un an après paraissait Sixtine, réédité en 1910 par le Mercure, justement.

 

Remy de Gourmont avait trente-deux ans. Quelques années plus tôt, il avait eu le choc de sa vie en découvrant le symbolisme, auquel il devait adhérer au point d’en devenir une figure dominante avant de s’en écarter. À moins qu’il n’ait mené les deux opérations de front. Car il y a bien des contradictions savamment cultivées chez cet anarchiste antidémocrate, auteur d’une œuvre surabondante (théâtre, poésie, romans, contes, articles, ouvrages de vulgarisation pour la jeunesse…), qui devint un personnage essentiel du paysage littéraire entre fin de siècle et Belle Époque.

 

« Je ne sais pas vivre »

 

La fin du siècle, on y est bien et, dès la première phrase, le ton est donné : « Sous les sombres sapins sexagénaires dont les branches s’alourdissaient vers les pelouses jaunies, côte à côte, ils allaient ». Tous les tics de « l’écriture artiste » se retrouvent dans ce gros roman, adjectifs perpétuellement antéposés, néologismes — souvenir « amertumé », « aure glacée du spleen ». Tous les traits du héros fin de siècle, aussi, chez cet Entragues, cousin des Des Esseintes et autres Durtal nés de la plume d’un Huysmans à l’influence revendiquée. Notre homme, assez fortuné pour pouvoir se dispenser d’exiger le succès, écrit. Le reste du temps il flâne chez les bouquinistes ou parle littérature avec des amis peu nombreux. En bon disciple de Schopenhauer, il sait bien que le monde n’est que la représentation qu’on en a. D’où le primat affirmé de « la vie cérébrale » : « Loin d’être le but de [la] vie, la sensation en est l’accident » ; « L’on ne peut rien connaître en dehors de soi » ; « Vouloir ? Vouloir quoi ? »… Conclusion du héros : « Cela est hors de doute, je ne sais pas vivre ». Mais il ne paraît pas s’en plaindre.

 

Jusqu’au jour où… Certes, « aimer, à quoi bon ? ». D’ailleurs, chez Entragues, « après les tumultuaires divagations de l’amoureux, le romancier venait, artiste ou fossoyeur, qui les recueillait, les attifait de la verbalité, comme d’un linceul aux plis chatoyants »… Mais, quand même : pour commencer, les « tumultuaires divagations » se font sentir. Et Entragues de déplorer « le commandement de la chair, [qui l’] accroupit à des adorations sexuelles ».

 

« Cela vous fera un roman sans conclusion, à la moderne »

 

« Du moment que la conclusion physique s’évoque, immédiat but, n’est-il pas bien indifférent que ce soit telle ou telle fornicatrice qui prête ses indispensables organes ? » On peut toujours dire ça. N’empêche que notre idéaliste, fort amoureux de la belle et mystérieuse Sixtine, peine à se convaincre par des discours dont lui-même, en artiste du dédoublement, sait l’inanité. Et toute « l’intrigue » de ce « roman » à la paradoxale saveur (c’est contagieux) est là : Sixtine veut-elle ? ne veut-elle pas ? Entragues est-il bien certain de vouloir ? D’atermoiements en occasions manquées, on s’achemine vers une fin « sans conclusion », mais non sans chute, la belle ayant choisi de fuir à Nice avec un Russe plus résolu, nommé Moscowitch (« La fleur appartient à qui la cueille », commentera-t-elle).

 

Pas d’intrigue, donc. Et est-ce un roman ? Entre les tête-à-tête avec Sixtine s’intercalent des chapitres qui tiennent de l’essai (réflexions philosophiques ou conversations littéraires), des poèmes, des contes, et l’histoire des Adorants, où Entragues transpose dans une Naples de songe son (absence d’) aventure avec l’insaisissable créature. Constante mise en abyme qui n’est qu’une des multiples formes que prend l’ironie de Remy de Gourmont. Car, dans ce livre (aussi) autobiographique, il se moque, on l’aura compris, de lui-même, d’un idéalisme que simultanément il revendique, du prétendu détachement et de l’impossible impassibilité d’un héros qui lui ressemble (les lettres à sa muse, Berthe de Courrière, ont été publiées sous le titre de Lettres à Sixtine).

 

Ainsi, Vincent Gogibu peut bien dire, dans sa préface, de ce « roman manifeste du symbolisme » qu’il « en est aussi le roman critique ». Mais pouvait-il en aller autrement ? Un « roman symboliste » est-il possible, et le mouvement n’était-il pas appelé à trouver, de Baudelaire à Mallarmé et jusqu’à Henri de Régnier, son mode naturel d’expression dans la poésie ? Si bien que procéder à une critique du symbolisme par le roman ne pouvait conduire qu’à mettre le roman lui-même, comme il advient ici, en crise. Proust peut venir.

 

P. A.

 

Illustration : Tentation de Saint Hilarion, par Dominique Papety

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