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Qu’a donc l’Irlande de tellement fascinant ?
Bien sûr les maniaques de la Méditerranée et les fanatiques des tropiques abondent. Mais nous sommes quand même nombreux aussi à rêver dès qu’on nous dit « Sligo », « Donnegal » ou « îles d’Aran ». Pourquoi. Paysages ? Il paraît qu’on trouve encore mieux en Écosse. Harpe ? La musique celtique est toujours belle. Histoire tragique ? Juste cause ? Il en est ailleurs et partout. Écrivains ? C’est vrai que je ne connais pas d’autres pays où les ticheurtes exhibent des portraits d’auteurs nationaux. Et parmi eux figurent deux des plus grands auteurs tout court du XXe siècle. C’est quelque chose. Mais ça n’explique pas tout.
Peut-être l’addition de toutes ces particularités cristallise-t-elle pour provoquer le mal irlandais, dont les Français paraissent souffrir au premier chef. Toujours est-il que ce mal existe, et Sorj Chalandon jouait sur le velours. Surtout que dans le conglomérat « Irlande », voir ci-dessus, son livre privilégie les composantes qui déjà en elles-mêmes fascineraient partout : lutte populaire, clandestinité et violence, les secrets de l’IRA, l’horreur de Long Kesh. On devrait lire tout ça d’une traite en haletant. Et on le lit. Mais à cause de l’IRA, de Long Kesh et de l’injustice. Donc sans haleter. Le roman de Chalandon tient par la force seule de ce qu’il évoque et c’est trop peu.
Le style avec sa plate grandiloquence (« J’ai froid de mon pays, mal de ma terre »…), le caractère répétitif des phrases, des scènes, des descriptions, ne constituent sans doute ici qu’une conséquence. Car l’histoire du livre est plus intéressante que le livre même. Grand reporter, longtemps chargé de couvrir l’Irlande du Nord, Chalandon apprend qu’un de ses meilleurs amis, officier de l’IRA, informait depuis des années les Britanniques. Du choc occasionné il tire, en 2008, Mon traître, où il se dépeint en jeune Français naïf. Mais ça ne suffit pas, le souvenir de celui qui a fini assassiné après ses aveux par un groupe républicain dissident a besoin d’une offrande supplémentaire pour s’apaiser. De là, Retour à Killybegs. Cette fois le compagnon de route français devient un personnage secondaire tandis que le traître à la première personne est le héros. Sans doute l’erreur gît-elle là. Le lecteur ne peut en effet s’empêcher de penser que tout ce que Tyrone Meehan dit à Antoine s’applique à Sorj : tu n’es pas irlandais, tu n’es pas de l’IRA, tu n’as connu ni la prison ni la misère… En tout cas on a le sentiment que celui qui écrit reste malgré qu’il en ait à l’extérieur de toute cette histoire pleine de rendez-vous furtifs, de torture, de balle dans le genou et de colères exacerbées. Dans la fascination. Comme nous. Et nous avec.
Chalandon essaie bien de combler la distance en accumulant les casquettes de tweed les feux de tourbe et les saoûleries à la Guinness, mais c’est encore pire. À mesure que le lecteur avance il se sent pris d’un malaise toujours plus prononcé à sentir son propre intérêt, mélange quand même un peu coupable d’empathie indignée et d’excitation morbide, lui revenir comme en miroir sans qu’il ait l’impression que ce soit voulu.
Mieux vaut relire O’Flaherty.
P. A.