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C’est l’histoire d’une désorientation. « Mathilde est désorientée », la quatrième de couverture le dit et rarement formule aura été plus juste. Les temps, autour de l’héroïne-narratrice, se font étranges et étrangers : ça commence avec la mort de Leonard Cohen coïncidant presque exactement avec l’élection de Donald Trump ; et puis il y a les attentats, la pandémie, plus tard, l’Ukraine… Que dirait Mathile aujourd’hui ?
Cette professeure d’histoire heureuse en ménage, mère d’une jeune Lola plus adolescente que nature, ne reconnaît plus le monde et ne s’y reconnaît plus elle-même (« T’es là et t’es pas là, c’est relou », dit Lola). Ses propres sens lui jouent des tours, « senteurs de fougères », « goût de fromage blanc aux myrtilles » – et la perte complète des perceptions tactiles vient résumer métaphoriquement son état d’esprit.
Prudence et messages
En même temps les signes dans sa vie se multiplient, qu’elle s’efforce en vain d’interpréter. Ce sont des conversations surprises dans la rue, des mails curieusement significatifs dans sa boîte spam (« Revivez des moments exceptionnels de votre vie », « À vos côtés pour vous aider à trouver la solution »…) ; c’est enfin le manuscrit découvert après la mort de son grand-père dans les affaires de ce vieux monsieur arrivé jadis de sa Tunisie natale, et qui raconte la drôle d’histoire d’un violon avec celle d’un typographe chargé de composer au plomb mots et phrases – encore une image-programme. Pendant tout ce temps, Mathilde revisionne obstinément la vidéo du concert de Leonard Cohen à Jérusalem en 1972.
Pas facile de décrire la désorientation. Moins encore de la faire éprouver. Le personnage ne parvient plus à relier entre elles les images du monde, et, à trop bien le mettre en scène, on risque d’égarer le lecteur lui-même, qui finit par attendre prudemment que les intentions de l’auteur se précisent. Le ton, d’un enjouement légèrement systématique, façon École des loisirs, lui rend parfois ici, avouons-le, le temps un peu long.
Typographe et violon
Mais il reste optimiste. Il sait qu’il a affaire à la remarquable traductrice d’un des plus grands écrivains de la fin du XXe siècle (1). De fait, quand Mathilde, sur un coup de tête, prend l’avion, le récit décolle. Où aller quand on est désorienté ? En Orient. Dans le cas de Mathilde, en Israël, où elle s’est rendue enfant avec ses parents, où vit une partie de sa famille et dont elle possède la langue. Dans l’avion elle se trouve coincée « entre un juif orthodoxe et une fille osseuse » avec tatouages et piercing, nouveau signe annonciateur, de la suite et d’une très progressive remise en ordre, ce que viendra confirmer dès l’arrivée à Tel-Aviv le retour du toucher dans les doigts de Mathilde.
Bien sûr, ça ne se fait pas non plus instantanément. Notre amie loue une voiture et erre, se perd du côté de Capharnaüm, synonyme de chaos mais dont le nom signifie « consolation », passe la nuit dans la carcasse d’un tank (« Je ne sais s’il est syrien ou israélien »), parmi les jappements des chacals et les grognements des sangliers. Elle rencontre divers personnages : un cousin dont le discours d’annonce et de mise en garde vaudrait à lui seul le voyage (et la lecture) ; un marchand de cerises, une vendeuse de grillades, un automobiliste religieux, anti-Arabes et irascible, mais bienveillant (« Malheureuse, tu connais pas les règles de base ? Si tu es suffisamment débile pour faire du stop à dix kilomètres de Jéricho, tu dois au moins connaître les règles »). Les paroles et les voix, admirablement restituées, alternent avec les images d’un pays « devenu des blocs de gens qui ne veulent pas se parler » et où notre héroïne multiplie pourtant les échanges, tandis que des scènes de son enfance lui reviennent en mémoire avec une singulière intensité.
Les signes et messages dispersés dans la première partie se voient aussi, comme en passant, rétrospectivement décryptés : on comprendra pourquoi Mathilde est restée fascinée par l’aimant avec lequel elle jouait chez sa grand-mère ; pourquoi le concert de Cohen ; pourquoi le typographe et le violon… On comprendra surtout que le désordre apparent du livre mimait une quête à tâtons dont l’aboutissement n’est au fond pas l’essentiel, ni le dénouement dramatique, à tous les sens du terme, qui en fait une mort symbolique et une renaissance. Ce qui lui donnait tout son prix, c’était le tâtonnement. Et le rapport au monde qui l’anime, résumé d’un mot par le titre : Qui-vive…
P. A.
(1) Aharon Appenfeld, dont Valérie Zenatti a traduit en grande partie l’œuvre, et auquel elle a consacré, chez le même éditeur, un beau livre intitulé Dans le faisceau des vivants (2019). Voir aussi ici ou ici.
Illustration : Jéricho