Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.
Pierre Kretz préfigure peut-être ce que sera un jour la figure de l’écrivain européen. Peu connu à Paris, il est abondamment publié, lu, traduit (en allemand), invité et fêté dans une zone géographique qui inclut l’Alsace, la Sarre, le pays de Bade, une partie de la Suisse alémanique… Au cours de l’entretien que j’ai eu avec lui, dans un de ces salons de thé strasbourgeois qu’il affectionne, peu après la naissance de ce blog, il expliquait comment, dialectophone de naissance et longtemps actif dans le domaine du théâtre dialectal, il est venu tardivement, en français, au roman, ce genre qui permet d’aller « plus loin » qu’aucun autre.
Qu’il reste proche de l’autobiographie (Quand j’étais petit, j’étais catholique, La Nuée Bleue, 2005) ou qu’il inscrive des destins individuels dans l’histoire tourmentée de sa région, à laquelle il a aussi consacré plusieurs essais (voir ici), le malheur d’être alsacien est au cœur de son œuvre. Il en fait, comme le suggère le titre de son dernier roman, Vies dérobées (Le Verger, 2019 voir ici), le résultat d’une absence originelle, une nostalgie constitutive qui, de livre en livre, a de moins en moins à voir avec un quelconque régionalisme. Et pour le dire, il invente un ton singulier, entre lyrisme contrarié et faux détachement ironique.
Aimez-vous parler de vos livres ?
Oui, je crois que j’aime parler de mes livres, mais c’est compliqué.
C’est compliqué car je n’aime pas trop l’idée que j’aime ça. Je n’aime pas le genre de type que je deviens quand je parle de mes livres.
Car avouer qu’on aime parler de ses livres, c’est admettre d’emblée une forme de narcissisme inhérente à l’exercice.
Les écrivains qui ont fait résolument le choix de l’anonymat le plus absolu et qui s’y tiennent sont rarissimes. Cela devrait pourtant être la règle. Car si l’écrivain écrit, c’est qu’il a des choses à dire par la littérature, qu’il pense que la trace qu’il peut laisser de son séjour ici-bas ne peut passer que par la littérature et que tout le reste n’est qu’énergie dépensée en pure perte.
Il suffirait donc à l’écrivain de dire « Lisez- moi, tout est dans mes livres. Que je sois beau ou laid, spirituel ou bègue n’a strictement aucune importance ».
Dès lors, parler de ses livres s’apparente à une sorte de succession de notes en bas de page, que l’on ne tolère en littérature que dans les œuvres traduites.
Je n’aime pas parler de mes livres en présence de mon épouse car elle me connaît trop bien. Sous son regard, je ne peux que constater à quel point l’exercice est l’opposé de la littérature, car il consiste à se répéter, se répéter encore, se répéter toujours. Et ce piège de la répétition, impossible d’y échapper à partir du moment où l’on accepte de parler de ses livres. Et qui dit répétition dit clichés.
L’écrivain passe donc sa vie à se battre contre les clichés quand il écrit mais en produit à la pelle dès que son livre est sorti et qu’il lui faut le « défendre » en public.
Et si la clé de l’énigme résidait dans le rôle que l’on fait jouer à l’interlocuteur, à l’auditeur ?
Car ce que je préfère de loin, c’est parler des livres que je n’ai pas encore écrits, de ceux qui se frayent péniblement un chemin dans ma tête et sous mes doigts, dont certains sont à l’état de limbes, d’autres un peu plus avancés.
Le point de départ de ce genre d’échanges peut être une question très banale : tu écris en ce moment, tu travailles sur quoi ?
Le début de réponse en ce qui me concerne est toujours le même, conforme d’ailleurs à la vérité : oh tu sais, j’ai toujours pas mal de choses sur le feu… Une réponse standard qui ressemble à une dérobade. Mais pour peu que les circonstances s’y prêtent, pour peu que mon interlocuteur me demande d’aller un peu plus loin, il participe, sans le savoir, à la création. Car la référence culinaire est bonne. On sait qu’il ne faut pas brûler ce que l’on a sur le feu, qu’il est bon de laisser mijoter à feu doux. On sait surtout, et c’est le plus important, quand la sauce est en train de prendre.
Et là peut se produire un petit miracle : quand on est capable de résumer en quelques phrases son prochain livre, que ces quelques phrases assemblées spontanément ont une cohérence, et que la réaction de l’interlocuteur est intéressante, alors on peut dire qu’on n’a pas parlé dans le vide.
Cela me fait penser à l’enseignement d’un Herr Doktor Professor à l’université allemande que j’ai fréquentée. Il était l’auteur d’un bestseller, Die Fünfsatztheorie, la théorie des cinq phrases, et animait un séminaire qui portait le même nom. Ce séminaire était fréquenté majoritairement par des militants politiques et syndicaux, mais je me souviens qu’au premier rang de la salle il y avait à chaque cours un petit groupe de religieuses qui prenaient des notes avec beaucoup d’application. Je m’étais demandé à l’époque si elles parvenaient à démontrer l’existence de Dieu à l’aide de la Fünfsatztheorie.
Celui qui avait suivi le séminaire de bout en bout avait compris que tout, absolument tout, pouvait et devait se dire en cinq phrases. Pas quatre, pas six. Cinq. Il suffisait de savoir compter. Et il valait mieux renoncer à prendre la parole si on ne pouvait pas résumer sa pensée en cinq phrases.
Donc, en conclusion :
Oui j’aime parler de mes livres. Mais cela m’apparaît comme foncièrement suspect. Par contre il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Alors restons positifs. Et constatons que si parler des livres déjà écrits est désespérément narcissique, parler des livres en chantier est hautement bénéfique.
Pierre Kretz