Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Le titre seul suffirait à inscrire le livre dans une certaine tradition, plutôt anglo-saxonne, des héroïnes mystérieuses, secrètes et, si possible, absentes. En lisant Melody, on pense à Rébecca. Comme l’héroïne de Daphné du Maurier, celle de Martin Suter, écrivain suisse né en 1948, n’a d’existence que par la parole des autres, et par les effets que celle-ci produit sur ceux qui l’écoutent.
Au premier rang desquels il y a ici Tom, dont le récit adopte le point de vue du début à (presque) la fin. Ce juriste trentenaire au chômage répond à une petite annonce. Il s’agit de mettre de l’ordre dans les archives de Peter Stotz, et, pour ce faire, de s’installer à demeure dans la vaste villa qu’habite, dans un quartier chic de Zurich, ce richissime vieillard qui fut « conseiller national » et « faiseur de rois » dans le domaine politique, « conseiller d’administration » dans plusieurs grandes entreprises, mécène et mondain très en vue en son temps.
Fiancée perdue et budini di ricotta
Le classement est cependant un prétexte. Tom est surtout (et grassement) payé pour écouter l’exceptionnel conteur que se révèle son employeur, avide de lui narrer mille histoires de sa vie, à commencer par celle de son amour, toujours vivace, pour Melody, dont les portraits trônent partout dans la maison. Des années plus tôt, il s’est follement épris de cette jeune femme d’origine marocaine. Mais la famille, rigoriste, voyait d’un très mauvais œil leurs projets de mariage. À quelques jours des noces, la fiancée a disparu, et toutes les recherches entreprises par l’amoureux éploré, du Maroc à la Grèce en passant par Singapour, sont restées vaines.
Cette histoire au fond assez peu originale est très lentement distillée par le vieux narrateur, dont les récits alternent avec les travaux de Tom, ses amours avec Laura, nièce du patron, et d’innombrables repas copieusement arrosés. « Raviolis (…) fourrés au céleri », « zuppa di pesce au loup de mer, aux langoustes et aux praires », « sardines marinées à l’aigre-doux »… la cuisinière italienne est un personnage clé dans la maison et le roman. Les conversations avec monsieur Stotz sont toujours accompagnées d’une pâtisserie maison (« budini di ricotta », par exemple), et l’ingestion ici double l’écoute, dont elle est une métaphore. Stotz, c’est Schéhérazade. À mesure qu’il raconte, la vaste demeure prend l’atmosphère vaguement inquiétante de rigueur dans des cas pareils. Bruits mystérieux, portes ouvertes qu’on « ne se rappel[le] pas avoir (…) vues ainsi », pas dans la nuit… « [Est]-il possible qu’une personne à laquelle on pens[e] avec une telle intensité acquière une présence réelle ? » Tandis qu’un fantastique diffus s’installe, les détails concrets, comme de juste, gagnent en précision et en densité.
Qui brode ?
Tout cela est cependant traité avec une nonchalance discrètement humoristique. Les choses sérieuses commencent quand se pose plus nettement la question : pourquoi ? Si Melody n’a pas été enlevée, voire assassinée par les siens, a-t-elle disparu parce qu’elle craignait de l’être ? Parce qu’elle avait peur pour son fiancé lui-même ? Parce qu’elle voulait échapper à son mariage ? Parce qu’elle s’est enfuie avec quelqu’un d’autre ? Ces hypothèses se succèdent quand, après la mort subite de Stotz, Tom (exécuteur testamentaire) et Laura (héritière) se mettent à leur tour à courir le monde à la recherche de la fiancée disparue – ou de son fantôme.
C’est alors que le véritable enjeu du roman commence d’apparaître. Car de la question pourquoi à la question quoi, il n’y a qu’un pas. Qu’est-ce qui est vraiment arrivé ? Qu’y a-t-il de vrai dans tout ce que Stotz, puis d’autres témoins, racontent ? Le vieil homme vivait entouré de romans. Un de ses amis proches est écrivain (« Ces gens-là préfèrent la fiction à la réalité »). Laura étudie la littérature à la Sorbonne. Melody travaillait dans une librairie et pratiquait avec talent la broderie. Tout le monde broderait-il ?
« La plupart du temps, ceux qui racontent bien les histoires sont aussi doués pour les inventer », dit quelqu’un à propos du vieil amoureux/enchanteur. On glisse inévitablement du quoi au qui ? Qui tire les ficelles de l’histoire ? qui manipule ce pauvre Tom (et nous, lecteurs) ? Est-ce vraiment Stotz, l’ancienne « éminence grise », l’homme des coulisses, soucieux de laisser à la postérité l’image d’un « personnage tragique » – « la compétence, la réussite, le brio, mais le cœur brisé » ? Et si c’était Melody elle-même, de par-delà la mort – ou non ?
La présence d’un personnage d’écrivain un brin caricatural l’indique assez : ce récit à double et triple chute peut se lire comme une longue allégorie en forme de mise en abyme. « Anna Karénine, Orgueil et préjugés, Les oiseaux se cachent pour mourir, Les Souffrances du jeune Werther… », tels étaient les livres que Stotz allait acheter dans la librairie de Melody. À tout roman d’amour son auteur qui l’écrit. Ou qu’il écrit ? Vieille question. Elle trouve ici une réponse qui ne manque ni d’ironie ni de charme.
P. A.