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« Inspiré d’une histoire vraie », nous dit-on. Et on serait d’abord tenté de penser : dommage… On aimerait en effet qu’Oscar Coop-Phane ait inventé la situation à la fois tellement et si peu romanesque du baron Stefano, lequel, pour avoir tué d’un coup de fusil le neveu d’un chef de la Mafia, se voit assigné à résidence dans un hôtel passablement luxueux de la région, avec interdiction d’en sortir sous peine de mort.
Plus d’un récit possible
Mais l’important, on le sait, ce n’est jamais les histoires. L’usage qu’on en fait compte seul, et l’auteur de Mâcher la poussière s’emploie habilement à éviter que celle-ci ne devienne le roman que la couverture nous promet. Oh, on en voit passer plusieurs, des romans — tous ceux sans doute auxquels les données initiales pouvaient servir de prétexte : l’histoire d’amour avec la (très) jeune femme de chambre ; les trafics du barman drogué et revendeur ; les fêtes dans la suite avec des voyageurs douteux ; tout cela sous l’épée toujours suspendue de l’éventuelle sortie fatale…
Des récits possibles s’esquissent ainsi, traversent le livre et disparaissent. Une fois que les voilà fermement et ironiquement écartés, que reste-t-il ? D’abord, une réflexion sur la modernité. Car tout cela se passe quand ? Le narrateur, qui est parfois le baron lui-même, donne, à travers le langage des personnages et les détails du quotidien, des indices contradictoires. Il semble cependant que le twist succède paresseusement au blues, les shorts aux costumes de lin blanc dans le hall de l’hôtel et, dans la rue qu’il borde, le goudron aux pavés. Séparé de « ce qui [le] faisait vivre, les arbres et les champs, les étoiles et les couleurs », Stefano, dans sa prison dorée, guetté par l’homme de main qui monte la garde à la porte et surveillé par les multiples employés à l’intérieur, offre une image crédible de l’homme d’aujourd’hui. Et la modernisation (« la vicieuse »), dans ce roman que son auteur de moins de trente ans, ex-Berlinois, ci-devant pensionnaire à la Villa Médicis, place sous le patronage de Foucault, fait figure d’ennemie vaguement paradoxale.
Un mode d’emploi roussellien
D’ailleurs, c’est un personnage ambigu, à la fois symbole d’un certain passé et figure de proue d’une forme de la modernité littéraire, qu’Oscar Coop-Phane fait surgir dans son récit à la temporalité hasardeuse au moment où on commençait à se demander comment il allait en sortir. Si le nom de Roussel n’apparaît jamais, Raymond, voyageur richissime qui « a senti la gloire en écrivant ses premiers vers » puis dont les livres sont « passé[s] tout à fait inaperçu[s] » ressemble à s’y méprendre à l’auteur de Locus solus. Avant de mourir dans la chambre d’un hôtel qu’on suppose situé à Palerme comme celui où son modèle s’est suicidé, il traverse Mâcher la poussière, non tant pour en précipiter le dénouement que pour en délivrer, par sa seule présence, le mode d’emploi. Grâce à lui, la situation de départ apparaît en effet comme ce qu’elle est, un procédé au sens roussellien du terme, autrement dit une machine à générer de possibles histoires. Et celle du véritable Roussel est utilisée ici comme Raymond n’utilisera pas celle de Stefano (« Les histoires des autres ne m’intéressent jamais au point de vouloir les travailler »), mais comme Oscar utilise l’ « histoire vraie » que mentionne la quatrième de couverture.
Cependant, quand l’auteur, le vrai, cite ses lectures constitutives, ce sont d’autres noms qu’il évoque : Bove, Calet, Dabit… les grands artistes du quotidien. L’intérêt principal de son récit ne tient en fait ni à une roublarde mise en abyme ni à une vision somme toute classique de l’homme moderne. En refusant la tentation du roman, Oscar Coop-Phane choisit d’abord d’écrire un livre des menus faits et gestes, « ces choses minuscules, les foulées d’une nuée dans le ciel, le souffle de l’automne, la ronde lascive des automobiles ». Stefano « observe l’usure de [ses] vêtements, celle de [ses] draps ». « Le temps passe ainsi », constate-t-il, « en petits accrocs sur le lin ». Et c’est bien un roman du temps et de ce qui le fait passer — alcool, drogue, écriture (car bien sûr le baron tient un journal) —, que l’auteur de Mâcher la poussière nous offre. Certes il feint quelquefois de s’intéresser à autre chose. Mais en réalité il s’en tient là, et réussit, du coup, à faire de son grand hôtel une vraie allégorie de l’humaine condition.
P. A.