Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Ça commence comme un conte de fées. D’ailleurs, il y a toujours un peu de conte de fées dans les livres de Claudie Hunzinger. Celui-ci, qui place Perrault en exergue, s’ouvre sur une histoire de clé : celle de la cabane que Léo, ouvrier dans une papeterie et photographe animalier, a construite près de la maison de la narratrice pour observer et photographier les cerfs vivant sur son terrain. C’est toujours le même terrain, la même maison. « De roman en roman, je lui donne un autre nom. Une fois Bambois (1). Une fois La Survivance (2). Nous voilà aux Hautes-Huttes ». Ainsi parle celle qui prétend, avec insistance, écrire un authentique roman, mais n’a peut-être jamais, depuis Les Enfants Grimm (3), été si proche de l’autofiction.
Sortir de soi
Elle s’appelle ici Pamina, et vit avec Nils, son compagnon bougon (dans La Survivance, il se nommait Sils), dans une ferme perdue au milieu des forêts vosgiennes. Au début, elle rappelle leur installation, leur pas de côté, leur retrait obstiné dans les marges du monde socialisé, avec ce qui pourrait apparaître comme un soupçon d’autosatisfaction. Mais comment pourrait-il en être autrement ? Comment soutenir un tel projet s’il ne se fondait sur la revendication, inévitablement orgueilleuse, d’une différence ? D’ailleurs, Claudie Hunzinger-Pamina est trop fine pour s’enfermer dans ce confort-là plus que dans les autres : « Je ne savais pas », nous dit-elle au début du roman, tirant par avance le bilan de son entreprise, « que j’allais me retrouver face à l’insoluble, moi qui m’étais retranchée dans ma parcelle de beauté et de refus, dans la radicalité de la solitude, sa simplicité, sa facilité ».
Quelle entreprise ? Observer et raconter la vie, pendant à peu près une année, d’un clan de cerfs : « Quelle épopée, ai-je dit, l’histoire de ce clan traqué. Il faudrait l’écrire. (…) Et j’ai sauté sur cette idée. Un livre ». Ça semble tout simple. Mais ça ne l’est pas, pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’on est dans un livre de Claudie Hunzinger et qu’il s’agit, comme toujours, de « [s’]extraire de [soi]-même ». Et, en l’occurrence, la démarche apparaît comme spécialement radicale. Celle qui parle ne se contentera plus, comme dans La Survivance, d’être « une boule de présence au monde prête à jaillir ». Contempler des cerfs, ce sera, pour elle, « connaître leurs pensées, pénétrer leurs méditations, dormir dans leurs yeux, écouter dans leurs oreilles… »
Pamina guette et piste les cerfs, ce faisant, elle devient cerf elle-même, et nous, lecteurs, suivons à notre tour sa piste, jusqu’au cœur secret des forêts : « C’est alors que cinq cerfs sont sortis de la brume, comme en lévitation, ils flottaient, ils s’avançaient vers nous sur une seule ligne et d’un seul mouvement très lent et très doux, et leurs cinq corps étaient couronnés d’une seule forêt en marche… »
« Face à l’insoluble »
Contes, magie, mythologies… Ovide et Lucrèce sont des modèles revendiqués. Mais échappe-t-on au monde tel qu’il va ? Ce qui semblait si simple se révèle décidément complexe : il y a les chasseurs, il y a l’ONF (Office national des forêts), qui leur donne le droit de tuer, il y a Léo, qui consacre toute sa vie aux cerfs mais copine avec les riches adjudicataires, propriétaires des lots de chasse. Chacun a ses raisons, qui ne sont pas toutes absurdes. Et le roman en train de s’écrire ne peut demeurer seulement poétique. Ou alors, c’est bien une poésie à la Lucrèce qui s’impose, d’une précision quasi scientifique, rigoureuse tant pour décrire les rituels de l’observation et l’existence des animaux, leurs rites, leurs excréments, leurs cycles, que pour déplier dans leur détail les rapports sociaux dont ils sont l’enjeu et les révélateurs.
Ainsi, ce qui aurait pu être un hymne naïf à « la vie verte » se révèle un texte touffu et ramifié, à l’image de ces bois qui illustrent L’Affût (4), première mouture du récit, parue un an plus tôt. C’est l’histoire d’un clan de cerfs, bien sûr. C’est la chronique d’une amitié, que chahuteront les contradictions de l’un (Léo) et l’entièreté de l’autre (Pamina). C’est une réflexion sur la disparition, en cours, de la sauvagerie, et sur la place de l’homme, si proche et si loin de l’animal. C’est, enfin, l’autoportrait d’une écrivaine, dont la manière singulière de vivre devient emblématique de la position de l’écrivain en général, dans et hors de la société, toujours aux frontières de lui-même. « Comment parler du monde et de ce que l’écrivain y a découvert et qui le ronge, puisque c’est le monde d’aujourd’hui qui le passionne, qu’il veut connaître et faire savoir ? »
Moralité : il faut se méfier des cerfs. On était pourtant prévenu : créatures de songe aux apparitions toujours plus ou moins miraculeuses, on ne sait jamais où ils nous emmèneront pour peu qu’on les suive. Très loin de chez nous, ou tout près. Mais, dirait peut-être Claudie Hunzinger, c’est la même chose.
P. A.
(1) Voir Bambois, la vie verte (Stock, 1973)
(2) Voir La Survivance (Grasset, 2012)
(3) Bernard Barrault, 1989
(4) Claudie Hunzinger, L’Affût, photographies de Fernande Petitdemange (Éditions du Tourneciel, 2018)
N. B.
La revue Les Moments littéraires présente, dans son numéro 42, paru en juin dernier, un passionnant dossier Claudie Hunzinger. On y trouve notamment un inédit de l’auteure, et un long entretien qu’elle a eu avec Gilbert Moreau, le maître d’œuvre de cette belle entreprise qui se consacre, depuis des années, à « l’écrit intime ». D’autres textes, dont de très curieux cahiers tenus par la mère de Claudie Hunzinger lorsque celle-ci et ses frères et sœurs étaient enfants, complètent ce dossier.
À signaler, dans le même numéro, des extraits des Carnets de Stéphane Lambert, placés sous le signe drôle et désespéré d’Oblomov.
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