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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Les Feux de Saint-Elme, Daniel Cordier (Folio)

http-_www.culturecommunication.gouv.frOn en a beaucoup parlé lors de sa parution en 2014 chez Gallimard. L'auteur s'est rendu célèbre pour d'autres raisons : secrétaire de Jean Moulin à vingt-deux ans, puis marchand d’art, il se met à écrire sur le tard et d’abord pour défendre la mémoire du plus célèbre des « combattants de l’ombre ». Il avait retiré de son autobiographie, Alias Caracalla (Gallimard, 2009), cette histoire d’un amour né dans l’adolescence pour un camarade de collège. Cinq ans plus tard, elle était publiée séparément sur la suggestion de Jean-Marie Laclavetine, son éditeur.

 

Jours enfuis

 

On plonge dans un autre temps. Un temps où des jeunes gens de quatorze à seize ans, maintenus dans une prudente ignorance par les Bons Pères dominicains qui les éduquent en internat, lisent Duhamel, Gide (en secret), et Maurras — car ce futur combattant de la France libre est camelot du roi ; il envisage même d’acheter un revolver quand le Front populaire gagne les élections en 1936. On porte un uniforme, on se confesse, on va se promener en rangs du côté de la dune du Pilat. Pendant les vacances, on rejoint sa famille dans des villas de Biarritz. Le beau-père de Daniel est inquiet pour son usine, à cause des Rouges ; et il s’indigne que ce pensionnat de Saint-Elme, si chrétien, accepte parmi ses élèves un David Cohen.

 

Pour évoquer ce monde révolu, Cordier use du langage qu’il y a appris. Il est admirable. Et on se prend à regretter ces jours de syntaxe sans reproche et de virgule toujours bien placée. Que même un prosateur de cette trempe se laisse aller à parler de « l’opportunité [d’un] voyage [qui est] longue à se présenter » en dit long sur l’état de dégradation où tombe la pratique de la langue.

 

Empoignades frénétiques et mouchoir taché de sang

 

Mais c’est bien la seule — et négligeable — ombre à un tableau lumineux. Par la grâce de son écriture dépouillée de tout effet, et pour cela même d’une force d’évocation peu commune, ce monsieur de quatre-vingt-dix ans et quelques fait surgir devant nous les images solaires d’un univers où ne manquent pourtant ni la honte ni les secrets. Car c’est le grand paradoxe de ces adolescences d’autrefois : l’innocence et la componction catholique s’y mêlent aux appétits charnels les plus coupables. Il s’en passe de belles à Saint-Elme : on se roule par terre dans le gymnase, « enlacés étroitement », et des lèvres « se coll[ent] à [une] bouche haletante » ; les douches sont des lieux « propices [aux] ébats » ; « une envie soudaine, un projet précis, la première occasion rencontrée et, après une empoignade frénétique, un bien-être sans rêverie », voilà le quotidien, dont on évite de parler au confessionnal. Avec David, cependant, c’est autre chose. Mouchoir taché de son sang qu’on dérobe, billets brûlants qu’on échange avec lui pendant l’étude, c’est bien d’un roman d’amour qu’il est question. Et seuls la pensée de Dieu et « le visage sévère de l’aumônier » se superposant brusquement au « visage radieux » de l’aimé empêcheront Daniel d’atteindre enfin à un but espéré longtemps.

 

Les jeux de la mémoire et de la langue

 

Heureusement pour nous. Qui sait, du reste, si l’auteur-narrateur ne s’est pas interdit de céder à son désir dans le seul but de le garder intact pendant les décennies qui ont suivi. L’inconscient nous joue de ces tours… Toujours est-il qu’à partir de ce moment, l’imaginaire et la mémoire accompliront leur œuvre, faisant de ce David évanoui le centre rayonnant et caché d’une vie pourtant fertile en sujets, si l’on ose dire, de distractions. Quand, à soixante-quinze ans, les deux anciens amis finissent par se revoir, Daniel découvre un monsieur « tout petit et gros », « avec des bajoues », et, pire encore, « un pauvre type ». On pouvait s’y attendre, après tant de songes. Auxquels cette déception ne met d’ailleurs nullement fin : « Curieusement, pour moi, cela ne touche en rien l’image intacte du passé », écrit le narrateur dans le journal, tenu des années après l’« acte manqué » fondateur, dont de larges extraits alimentent les dernières pages du livre.

 

Journal qui contredit parfois tranquillement le récit qu’il prolonge : le vrai sujet des Feux de Saint-Elme, ce sont les séductions et les pièges de la mémoire. Ou de la littérature. Car, on l’a vu, le garçon innocent et pervers que fut l’auteur lisait beaucoup. Les Thibault, qui lui ont révélé, « en les nommant, les aspirations secrètes qui bouillonnaient dans [sa] tête et dans [son] corps », furent son « premier roman d’amour ». Les Nourritures terrestres lui ont dispensé « des préceptes contraires à ceux des Bons Pères ». Puis, le Céline de Mort à crédit est venu mettre des mots, effarants, sur « les actes ordinaires qu’[il] pratiqu[ait] sans les nommer ». Le récit de Cordier s’inscrit entièrement dans ce va-et-vient entre chair et langage. La première appelant le second, qu’elle ignore, et celui-ci parant de ses leurres ce qui le fonde. Toute la littérature est là, ou à peu près.

 

P. A.

 

Ce texte est paru une première fois le 28 février 2016 sur le site du Salon littéraire.

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