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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Le Dernier Vol, John Monk Saunders, traduit de l’anglais par Philippe Garnier (Quai Voltaire)

www.notrecinema.comJohn Monk Saunders est lui-même un héros de roman. La formule, convenue, ne doit pas tromper. Je ne pense pas à ces aventuriers romanciers, London, Malraux…, mais à ces anti-héros de romans sans vrais héros, tels ceux qui donnèrent leurs lettres de noblesse à la trop fameuse génération perdue.

 

De fait, Saunders a été proche de Fitzgerald et de Zelda, laquelle, indique Philippe Garnier dans sa précise et complète introduction, lui proposait une paire de ciseaux pour se castrer et régler ainsi l’essentiel de ses problèmes. Comme celle de l’auteur de Tendre est la nuit, sa vie mêle de bout en bout échec et gloire. En 1917, engagé dans l’armée de l’air, il se trouve confiné dans un rôle de moniteur. Le voilà ensuite boursier à Oxford, puis scénariste à Hollywood, où il connaît des succès éclatants, avec Les Ailes, de William Wellman (1927) et La Patrouille de l’aube, de Howard Hawks (1930). Il est la coqueluche du milieu, et l’époux de Fay Wray (celle de King Kong). Puis vient la chute : infidélités, violence, alcool, il défraie la chronique au point d’être banni de la Mecque du septième art. On le retrouve pendu chez lui en 1940.

 

« Comme des balles tirées… »

 

Entre-temps, il avait publié, en 1931, un roman qui lui avait valu d’être aussitôt accusé de plagiat, tant les points communs entre Single Lady et Le soleil se lève aussi, de Hemingway, (1926) sautaient aux yeux. Ce qui n’empêche pas le livre de Saunders d’être adapté, l’année de sa publication, par William Dieterle, sous le titre de The Last Flight (Le Dernier Vol).

 

Une bonne partie de l’intérêt qu’on peut prendre à la lecture de l’ouvrage vient, il faut l’avouer, de ce qui semble y ressortir à l’art du pastiche. Certes, ici, pas de blessure de guerre affligeant le héros d’une impuissance aussi symbolique que réelle. Mais la guerre (de 1914-1918) est bien passée sur les cinq personnages masculins. Ces cinq jeunes Américains promis à un bel avenir sont « comme des balles tirées » : « Elles avaient décrit une belle trajectoire, haute et arquée. Maintenant elles étaient retombées sur terre ». Shep, par exemple, a « le système nerveux en compote » ; « Il faudrait qu’il renaisse » mais il n’en prend pas le chemin ; à force de boire, « est-ce qu’il ne gâche pas sa vie ? » ; « Oh non », répond un autre personnage, « il fait ce qu’il doit faire ».

 

Tous font ce qu’ils doivent, ou peuvent, faire dans un monde où « le temps, depuis la guerre, est au point mort ». Ne reste donc plus qu’à traîner, à Paris, entre le Claridge et le Carlton, en absorbant des quantités d’alcool dont les plus aguerris d’entre nous n’oseraient pas rêver. « Une douzaine de martinis » n’effraye pas nos héros, « une vingtaine de fines » non plus. Et s’ils se croient parfois poursuivis « par des hordes d’étranges créatures » ou sont réveillés le matin « par une explosion sèche, brûlante et aveuglante », tant pis.

 

La belle et les cinq chevaliers

 

Toujours comme chez Hemingway, on franchit les Pyrénées. Mais c’est pour aller chercher un trésor perdu (sans succès, bien sûr) au Portugal, pays moins tragique que l’Espagne, et où les courses de taureaux, au contraire de celles de Pampelune, longuement décrites dans l’autre roman, ont des airs de farce. Quant à l’antisémitisme qui s’étale sans vergogne dans le livre du Prix Nobel 1954, il est remplacé ici par un solide racisme à l’américaine, qui ne pense pas à mal (à propos d’un cireur de chaussures portugais : « Qu’est-ce que c’est que ça ? — Ça, c’est un croisement entre un singe et un humain, avec une pincée de bouc en plus »).

 

Bref, on pourrait croire que Le Dernier Vol, c’est Le soleil se lève aussi en plus gentil. Il y a pourtant une différence : Nikki, la single lady du titre original. Rencontrée dans un bar (forcément…) à la première page, elle devient aussitôt l’âme du groupe. « Si dépendante de leur présence à tous, elle leur appart[ient] à tous et n’appart[ient] à aucun ». On ne sait pas d’où cette très jeune femme tire son argent (les autres non plus, d’ailleurs), mais elle a de quoi payer une suite au Carlton et possède des tortues à la carapace « sertie de brillants ». Sa présence, de façon générale, a quelque chose d’un peu féerique, quand elle écume les bars avec ses cinq chevaliers servants, chacun amoureux d’elle à sa manière, et dont les désirs se neutralisent en s’entrecroisant.

 

L’art des surfaces

 

Quant à elle, pourtant, même si elle le nie, « chaque fois qu’elle mentionne Cary sa voix baisse de deux octaves ». Et c’est bien Cary qu’elle rejoindra, à la fin, pour une chute inattendue et aussi allégorique que l’était la blessure dans le roman d’Hemingway, dont elle propose un équivalent dédramatisé et audacieux.

 

Entre-temps, le tragique aura quand même fait irruption. Tragique absurde, évidemment, et qu’on remarque à peine, pas seulement parce que Saunders emprunte aussi à son modèle sa forme d’écriture factuelle et elliptique. L’originalité du Dernier Vol est de suggérer le vide par le jeu des surfaces plutôt que par celui des profondeurs. L’arrière-plan désespéré n’y affleure qu’en de rares endroits, l’espace d’une remarque en passant, d’un éclair. Le reste du temps, le faux enjouement règne et une mondanité déglinguée occupe toute la place. Ça ne rend pas la lecture plus prenante. Mais ça rend peut-être le roman encore plus sombre.

 

P. A.

 

Illustration : photo tiré du film de William Dieterle

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