Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Voici un livre singulier. Il est déjà paru en 2006, et le même éditeur le republie aujourd’hui après deux autres du même auteur. Lequel, nous indique-t-on, est « romancier, poète et horloger ». Mais d’abord écossais, semble-t-il.
Dès la première page, on s’étonne. Impossible de comprendre si le crépuscule dont il est question est celui de l’aube ou celui du soir. On est tenté d’incriminer les traducteurs. D’autant plus qu’ils paraissent penser que « lunatique » veut dire en français demeuré, croient qu’orbe est féminin, et ne reculent pas devant des phrases telles que celle-ci : « C’était comme une mission de profonde affection qui faisait disparaître les obstacles opposés par les collines et la bruyère à la puissance des pas de l’homme ».
Orphée sur les falaises
Seulement il y a aussi de très belles réussites dans la traduction de Bernard Hoepffner et Catherine Goffaux. Comment ne pas s’incliner devant « les minces stries citriques du soleil levant », par exemple ? Alors, peut-être ne faut-il pas s’étonner si une tempête qui débute au « petit matin » souffle « pendant plusieurs heures » puis s’éteint « peu avant l’aube ». Alasdair, le héros, a après tout un rapport bien particulier au temps : « Y avait-il un passé et un avenir dans sa vie, ou bien son existence répétitive n’était-elle qu’une longue extension du présent ? »… Depuis la mort de son père et le départ de son frère, cet être lui-même étrange vit seul avec ses bêtes dans un village abandonné, sur une île, à l’ouest de l’Écosse, où il gagne sa vie frugale en pêchant le homard. Regardons-le se déplacer : « Il avançait en roulant, apparemment mû par une force irrésistible, chaque épaule tombant exagérément au rythme d’amble de ses souliers sur le sol, presque comme si Alasdair n’avait jamais appris à marcher. Et pendant tout ce temps-là ses yeux brillants regardaient autour de lui avec folie de sorte qu’il paraissait à peine voir où il marchait ».
Le narrateur ajoute ailleurs : « Jamais il n’avait douté du lieu où il vivait ». Un lieu qui est ici un personnage à part entière : dans le monde d’Alasdair, pas de solution de continuité entre l’homme et la nature, et pas davantage entre les différents éléments qui la composent. Retrouvant le soir ses animaux, il « éprouv[e] une joie neuve à converser avec eux », et un des plus beaux passages est celui où, trayant sa vache, il entre dans une sorte d’extase qui s’exprime en une longue « psalmodie chantonnée ». Attirés par le chant de ce nouvel Orphée, « les moutons et les poules, la buse qui tourn[oie] » s’approchent, les brebis sont « figées par la fascination », « les oiseaux de toute sorte se rassemblent ».
Rude éden
Dominic Cooper, pour nous faire pénétrer dans cet univers sans limites, adopte une curieuse forme d’omniscience. S’il reste tout près de la surface d’êtres opaques à eux-mêmes, il ouvre la notion de point de vue à tout ce qui existe : animaux (« Les moutons avaient l’impression de marcher sur un lit de galets quand ils se déplaçaient [dans l’herbe gelée] »), mais aussi eau ou air — les vagues « explos[ent] avec hostilité » ou, au contraire, « avec une délicate allégresse », voire « avec soulagement » ; le vent est « plein de sautes d’humeur ». La lumière, sur ces falaises sans arbres et livrées tout entières au soleil et aux embruns, est un personnage essentiel. Et, « donjons crénelés des rochers noirs », « fougères rouillées », « bruyère couleur prune », « tweed épais des nuages », les paysages, qui pourraient sembler désolés, sont ici frémissants de vie.
Y a-t-il d’autres héros que les forces de la nature, dont le héros lui-même, on l’a vu, fait partie ? Peu. Le cadre comme l’action sont réduits à l’essentiel, et leur caractère épuré contraste avec l’incroyable richesse que parvient à en tirer l’auteur. Tout est très lent, très progressif, sans que le lecteur trouve jamais le temps long, pris qu’il est, lui aussi, dans le perpétuel présent d’Alasdair. Mais son rude éden n’en est pas moins, comme tous les édens, menacé. Il y a An Sionnach. Cet étranger, venu « du Nord » s’installer avec sa femme dans ce coin perdu, « n’est pas un homme qu’on p[eut] juger à la même aune que les autres ». Devant lui, Alasdair éprouve « le respect de l’incompréhension et de la crainte d’une chose inconnue », en même temps qu’« un peu de mépris ». D’où vient la haine que le nouveau venu lui voue, et qui les entraînera tous deux, au fil d’une impressionnante accélération finale, dans une lutte à mort ? Nous aurons deux explications. La première, donnée par « la femme » elle-même, psychologique et faussement paradoxale : « Il ne supporte pas d’entendre parler de toi et de ta bonne vie, lui qui est hargneux et jaloux ». Mais Alasdair lui-même voit dans l’intrus « un agent envoyé » de l’extérieur pour détruire son mode de vie, devenu inadmissible. Et cette seconde possibilité donne une grandeur plus biblique qu’historique à ce livre que je disais au début singulier. Singulier, il l’est, sans aucun doute. Et magnifique.
P. A.