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Un cas d’école… Que le sujet d’un roman soit ce qui contribue le moins à sa réussite, le livre de Denis Drummond le montre de façon éclatante. De ce point de vue-là, au moins, c’est un succès.
Il ne s’agit pas d’un roman de guerre. Car les romans de guerre sont comme les photos de guerre, lesquelles « ne font que la montrer », mais « ne permettent pas de la voir ». « La guerre ne se réduit pas à ses effets », elle « ne se laisse saisir par aucun témoignage, aucune image ». Pour révéler son vrai visage, il faut donc « inventer un son nouveau », trouver « une grammaire ».
Masque, rétine et « doigt de Dieu »
Telle est l’idée de départ, passionnante, que le livre va s’appliquer assez systématiquement à gâcher. Comment gâcher une belle idée ? Leçon numéro un : la réduire à un amas de bonnes idées. Enguerrand, qui, comme son nom le souligne lourdement, est fasciné par les conflits armés qu’il photographie pour la presse internationale, vient de mourir en mission. Mais il avait pris ses dispositions pour que parvienne à Jeanne, qui travaille pour le HCR (Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés) et a été sa compagne, un paquet. Celui-ci contient son journal, et plusieurs pellicules à remettre à Gilles, galeriste sur le quai des Grands-Augustins, à Paris. Jeanne prend donc contact avec Gilles. À partir de là alternent et se mêlent des extraits du journal d’Enguerrand, de ses lettres à Jeanne, des descriptions de ses photos, le tout pris dans le récit des quatre jours que Jeanne et Gilles passent à découvrir l’œuvre d’Enguerrand et, rapidement, à s’aimer. Chacune de ces journées donne lieu à une partie du livre, centrée sur un conflit couvert par le défunt : Rwanda, Bosnie-Herzégovine, Afghanistan, Irak. Et chacune culmine sur la description d’une photo, étape dans la quête d’Enguerrand cherchant à emprisonner la guerre dans une « vie silencieuse » (en français : nature morte). L’épilogue fait état de doutes un peu tardifs : et si l’œuvre d’Enguerrand était « un piège offrant à l’horreur le masque de la beauté » ? Mais non. Notre héros a bel et bien « hiss[é] sa rétine au bout du doigt de Dieu ».
On voit les fausses bonnes idées qui justifient le choix de ce dispositif complexe et pesant. Pour faire voir la guerre, il ne faut pas la montrer. Mieux vaut emprunter le biais de l’art. De même, nous n’avons accès à l’image, ici, que par les mots. Et, pour mieux le souligner, l’auteur accumule les filtres entre nous et ce dont il parle : Jeanne lit à Gilles le journal d’Enguerrand décrivant son quotidien sur les lieux de combat ; elle écoute la description que Gilles fait d’une photo qu’elle ne voit pas et par laquelle Enguerrand s’efforçait de ne pas montrer la guerre pour la faire voir. Et ainsi de suite.
Encore Dieu, toujours des doigts…
N’empêche que ce dispositif reste complexe, pesant, et occupe vite toute la place : l’essentiel flotte quelque part au-delà de tous ces écrans, on le perd de vue ; on peine à s’intéresser aux personnages, lesquels ne sont là que pour nous le transmettre et, malgré les efforts du narrateur, restent des fantômes. D’ailleurs, l’improbable neige qui, pendant presque tout le roman, recouvre Paris, est emblématique : tout dans ce récit est comme enveloppé d’un drap blanc.
Ensuite, il y a l’écriture proprement dite. « Jeanne était normalement grande, élancée, les épaules larges, la taille fine. Ses bras, soumis à la délicatesse de longues mains, se mouvaient avec retenue. Cette élégance était comme un écrin pour son visage, parfait ovale partant d’un front haut pour atteindre, à la pointe du menton, une expression de délicatesse et de courage … » Il y a donc encore des auteurs pour brosser de tels portraits ? Oui.
Par ailleurs, c’est la solennité qui domine. « Tout était silence. Tout était hurlement » ; « un silence comme un cri (…), celui qui accompagne l’inclinaison du monde devant l’abandon de Dieu ». On n’est pas là pour rire. Il y va de « l’érosion des âmes ». Denis Drummond est, paraît-il, poète. Ça se voit. L’ivresse qui saisit Enguerrand « meule à vif le tranchant de [ses] sens ». Jeanne s’empare-t-elle du sexe de Gilles ? Voici ce que ça donne : « Avec des gestes de dentellière, elle ravauda ce vide, suturant ces parts d’exil, rassemblant leur errance vers la lumière qui montait de ses doigts ».
Eh oui. Voilà un livre écrit contre la fascination, intention ô combien louable, mais qui, se fiant trop à ce qu’il veut dire et se grisant de ses propres mots, répète et reconduit ce qu’il voulait dénoncer. Ah, donnez-nous un vrai roman de guerre ! Qui sait, dans sa naïveté brutale, peut-être frôlera-t-il l’objet que Drummond ensevelit sans recours sous ses ruses ?
P.A.
Illustration : Henri Rousseau, La Guerre (1894), détail