Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Pourquoi les romanciers ou les cinéastes issus de pays protestants semblent-ils si sensibles au thème de la pédophilie ? Je m’étais déjà posé cette question à propos du beau récit de Sara Löwestam, Dans les eaux profondes… Serait-ce que, étant seuls face à Dieu, les protestants, plus que les catholiques, ont nourri au fil des siècles une obsession pour la question du Mal ? Le roman américain, pratiquement en totalité, l’attesterait. Et dans nos sociétés où l’enfant est devenu une personne à part entière tout en restant, plus que jamais, symbole de pureté et d’innocence, la pédophilie est certainement l’expression la plus parfaite du mal extrême.
« On a de mauvaises idées… »
Inge Schilperoord, qui est par ailleurs psychologue judiciaire, va en tout cas au cœur du sujet, dans un premier roman qui a la rigueur et la précision des épures. Jonathan sort de prison : « La chemise qui d’après les déclarations de la victime aurait dû présenter des traces accablantes n’[a] pas été retrouvée ». Muni d’un « manuel thérapeutique » censé l’aider à prolonger la « préthérapie » entamée en détention, il rejoint sa mère asthmatique dans leur maisonnette proche de la mer et des dunes, l’une des dernières occupées dans ce quartier promis à la démolition. Après un ménage frénétique, il élabore un emploi du temps qui toucherait au comique absurde si l’on ne comprenait d’emblée que les comportements obsessionnels du personnage n’ont d’autre fin que d’élever le plus de digues possible contre le retour de la pulsion.
Car, bien sûr, il y a quand même une autre maison occupée dans le quartier : justement, la maison voisine ; et elle est habitée par Elke, dix ans, dont on ne verra jamais la mère, accaparée par un travail assez imprécis. Pas de fatalité à l’antique dans tout cela, le récit de l’écrivaine néerlandaise baignant dans une atmosphère de conte vénéneux plutôt que de tragédie. Mais une progression superbement ménagée, au cours de laquelle on verra les résistances de Jonathan s’effriter inexorablement (« Ses jolies petites oreilles étaient émouvantes. Arrête. Il ne faut pas avoir de telles pensées. Avant de s’en rendre compte, on a de mauvaises idées. Des distorsions cognitives. Des mécanismes de justification. Ou autre chose de ce genre »). Jusqu’à ce que le « héros » réduise son cahier d’exercices en « boulettes de papier ridicules et inutiles » et que tout se mette en place pour le dénouement prévisible… lequel nous est brillamment retiré in extremis, pour être remplacé par un autre encore moins réjouissant.
« Comme une séance de projection… »
Pas une once de moralisme dans tout cela. Aucun commentaire ni discours. Nous sommes constamment placés au point de vue d’un être « très bon pour certaines choses, et même meilleur que d’autres », mais dont le Q. I. est « plus bas que la moyenne ». Et si rien n’arrive à proprement parler, l’auteure n’édulcore nullement les fantasmes toujours plus précis dont est la proie ce personnage qu’elle parvient malgré tout sans effort à rendre attachant. Pour le lecteur comme pour lui, tout dans cette histoire est exclusivement factuel, et les pensées sont des événements comme les autres, extérieurs à celui qui « examin[e] l’intérieur de sa tête, où des images (…) défilent comme s’il assistait à une séance de projection de diapositives ». Le credo de la psychothérapie (« Ce qui est mauvais, ce n’est pas la personne qui a commis les actes, mais ce sont les actes ») finit par encourager insidieusement cette schizophrénie qui conduit le sujet à s’observer dans le miroir comme « quelqu’un de très différent ». La « tanche » du titre, qu’il capture à l’épuisette et tente de garder en vie dans un aquarium, est-ce la fillette, qui partage sa fascination pour le poisson, ou lui-même, qui voit les mouvements de sa victime potentielle comme « des fils extrêmement fins qui les reli[ent] l’un à l’autre, une toile tendue, finement tissée » ?... En tout cas, une fois que l’animal est mort, « c’en [est] aussi fini de lui ».
Ce n’est pas une étude de cas. Nous l’avons dit, tout, la petite maison étouffante, le quartier fantôme écrasé par une canicule quasi surnaturelle, baigne dans une atmosphère sournoisement onirique, que tous les détails matériels contribuent à accentuer. Surtout, ce qui fait bien de La Tanche un roman, et d’une force exceptionnelle, c’est la brutalité discrète avec laquelle Inge Schilperoord, comme elle le fait de son héros, met le lecteur face à lui-même et à son propre rôle : est-il là pour regarder le personnage s’enfoncer ? pour partager, horresco referens, ses désirs et ses fantasmes ? Dans un cas comme dans l’autre, c’est à l’inconfort d’une position perverse que nous renvoie ce roman faussement simple et authentiquement vertigineux.
P. A.