Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Les béguines n’ont pas été une spécialité flamande. Créé à l’initiative et sous la protection de Saint Louis, un béguinage exista pendant près de deux cents ans dans le quartier du Marais, à Paris. Au début du XIVe siècle, avant que le pape Clément V ne limite leurs libertés et leurs privilèges, des femmes que ne liait aucun vœu choisissaient d’y vivre pieusement mais en toute indépendance, travaillant quelquefois dans la cité. Situation qui n’était pas sans éveiller la méfiance, voire l’hostilité, du peuple comme des pouvoirs — à commencer par celui de l’Église.
C’est de ces femmes que parle le roman d’Aline Kiner, fruit d’amples et patientes recherches. Mes lectures, sur ce blog, m’ont souvent incité à réfléchir à la parenté originelle entre le roman et l’Histoire, nés ensemble au XIXe siècle par l’effet de la maturation de l’art et du goût des récits. Mais si les grands romans de cette époque et des suivantes profilent volontiers leurs personnages sur fond d’Histoire (exemple, disons, L’Éducation sentimentale), ils restent bien distincts des romans dits historiques, dans lesquels l’Histoire joue le rôle principal et où interviennent des figures connues et avérées du passé. Tel est incontestablement le cas du livre d’Aline Kiner, qui débute par le supplice de la très réelle Marguerite Porete, brûlée en place de Grève au mois de juin 1310 pour avoir écrit son grand ouvrage taxé d’hérésie, Le Miroir des âmes simples et anéanties.
Femmes entre elles
Je ne suis pas grand amateur de romans historiques en général, et moins encore de ces récits médiévalisants qui mêlent à un pittoresque de gravure romantique un peu de sexe et de cruauté relevés d’un brin d’ésotérisme. Mais, disons-le tout de suite, La Nuit des béguines se maintient très loin de ces périls. Comment ? Grâce, bien sûr, à une écriture d’une grande élégance, qui sait être poétique sans mièvrerie et réaliste sans complaisance. Grâce aussi à un projet fermement structuré par une réflexion authentique. Il y va ici de la place des femmes dans une sombre époque, qui voit dresser le bûcher des Templiers par un Philippe le Bel « porté à la sévérité pour lui-même et pour ses sujets » et « persuadé d’être responsable de leur santé morale et de leur pureté ». Dans cet environnement qui leur est de plus en plus hostile, les béguines incarnent la lutte discrète et obstinée, le cheminement séculaire et sinueux des femmes vers leur indépendance.
Et c’est une belle galerie de portraits féminins que l’auteure déploie devant nos yeux, avec le souci de faire penser ses héroïnes dans les termes qui pouvaient être ceux de leur temps, sans anachronisme. Il y a là dame Ysabel, laquelle fait figure de vieille sage et connaît les « plantes de Dieu et celles du diable, la fougère capable d’éloigner les esprits maléfiques et ces végétaux étranges renfermant l’écume des éléments auxquels Satan aime se mêler » ; dame Ade, intellectuelle et veuve, réfugiée au béguinage avec des souvenirs contrastés de la vie conjugale ; Jeanne du Faut, qui vit hors les murs, tient une boutique et un atelier de tissage, fait travailler plusieurs compagnes… Il faudrait en nommer bien d’autres. Parmi lesquelles Maheut « la rousse », vendue par son frère à un mari brutal, qui s’est enfuie et réfugiée au béguinage, enceinte. Sera-t-elle rattrapée par sa famille ? À ce premier fil s’en noue un autre : frère Humbert, sombre franciscain, contraint Ade à copier pour lui le seul exemplaire du fameux ouvrage interdit ; mais bientôt des liens autres que purement spirituels les lient ; seront-ils découverts par l’Inquisition ?...
Au-delà du roman et de l’Histoire
À dire vrai, on suit avec quelque distance cette double intrigue aux méandres un peu paresseux. Et c’est justement là le troisième grand mérite du livre d’Aline Kiner : même si l’on ne trouve rien à y redire du point de vue purement romanesque, si annonces et gradation sont parfaitement en place, l’essentiel est ailleurs. Pas tant dans les contradictions pourtant finement soulignées d’une époque, ni dans les débats théologiques entre tenants de l’orthodoxie et mystiques appelant « Dieu, comme un amant désiré ». L’érudition indéniable de l’auteure sait surtout se faire oublier en donnant naissance à d’admirables peintures, qui n’en procèdent que pour une part. Peintures de lieux, et d’abord d’un Paris médiéval qui est peut-être le vrai héros du roman, ville « où le monde entier afflue », avec sa boue et sa violence, le grouillement de ses métiers et la musique de ses noms de rues, « Troussevache », « Val-de-la-Misère »… Peintures d’objets, nourritures, étoffes où « le décor floral entremêle bourgeons, lys, roses et feuilles de cresson en un nuancier de couleurs précieuses »… Ces évocations de couleurs, mais aussi d’odeurs, de contacts, de choses, dépeintes avec sensualité et précision, échappent quelquefois, sous la plume d’Aline Kiner, à l’espace comme au temps, aux circonstances du récit comme à celles de l’Histoire, pour accéder à des instants de poésie pure. Ce sont aussi de tels éclats qui font le charme de ce beau et savant roman.
P. A.
Illustration : Rogier Van der Weyden, Portrait de femme, 1435–1440, détail