Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Ceux qui m’ont un peu lu le savent : j’ai des rapports personnels avec l’Éden. Mon père né à Tahiti, ma famille exotique, j’en ai maintes fois parlé dans de nombreux textes, à commencer par mon roman Libérez-moi du paradis.
Cela étant, j’ai toujours prudemment évité d’écrire sur Tahiti. Mon rapport imaginaire ou symbolique à cette île lointaine, oui ; cette île en tant que telle, non. D’ailleurs, quel écrivain en a vraiment parlé ? Malgré Loti, malgré London, où est le grand roman de ce lieu qui a fasciné tant de monde ? On cherche en vain, et peut-être la fascination même en est-elle la cause : le mythe semble trop gros, trop doré, trop mythique.
Cependant, en ce qui me concerne, je ne désespère jamais, je suis un garçon optimiste ; j’attends toujours le livre qui démentira mon analyse. Aussi le roman d’Anne Akrich ne pouvait-il que m’intéresser : soit il viendrait combler un manque, soit il apporterait des éléments de réponse à la question de savoir pourquoi ce manque ne peut que rester béant.
Patchwork
Voici Cheyenne (oui, comme la fille de Brando, mais ce n’est pas la même personne, drôle de hasard). Elle a grandi dans l’Île, où vivent toujours ses parents, l’un dentiste installé là-bas, l’autre mi Tahitienne, mi Bretonne. Cheyenne a aussi une sœur jumelle, ainsi qu’un oncle qui les a violées toutes les deux quand elles étaient petites. Elle est traumatisée. En plus l’oncle sort de prison et la jumelle l’appelle au secours. Ça tombe bien : elle est scénariste, or on lui demande justement d’écrire le scénario d’un film sur Brando en Polynésie (comme chacun sait, l’acteur, tombé amoureux de l’endroit et de l’actrice locale lors du tournage des Révoltés du Bounty, deuxième version, fit l’acquisition d’un atoll et y vécut). Donc, Cheyenne rejoint Tahiti, où elle angoisse, redécouvre les lieux et travaille à son biopic. Nous avons, en alternance, le récit, les séquences destinées à la réalisation, et celles que la scénariste elle-même écarte car elle sait qu’elles ne correspondront pas aux canons édulcorés de l’industrie hollywoodienne. En effet, Hollywood édulcore, premier scoop.
Elle est lucide, Cheyenne. Anne Akrich l’est aussi. Elle fait dire à son héroïne-narratrice, parlant de ses origines « bigarrées » : « J’ai l’impression d’être le patchwork en solde d’une marque de linge de maison bon marché. Je voudrais être en soie. Je suis en percale ». Bien vu. Nous avons ici trois livres pour le prix d’un. D’abord, une biographie de Brando, habile compilation d’ouvrages cités en fin de volume, c’est bien, ça évite de les lire. Ensuite, un portrait de Tahiti. Plus intéressant que le Guide du Routard, soyons juste. Mais n’exagérons pas on plus, on n’y apprend rien de plus que ce que révélerait un séjour d’une ou deux semaines sur place. Et pour ne pas tomber dans la mythologie classique, notre auteure travaille consciencieusement à élaborer le mythe inverse, l’île enchantée devenant un vaste coupe-gorge peuplé d’autochtones drogués et violents au Q.I. nettement limité — ces sauvages sont de grands enfants.
On s’instruit
Troisième ingrédient, le polar psychologique. À dire vrai, il est surtout là pour lier la sauce. La narratrice paraît quand même sur le tard se rappeler son existence et donne franchement dans le gore pour un finale légèrement incongru— mais c’est exprès ! ça se passe comme dans les films hollywoodiens, justement, où le scénario a été remanié trente-six fois et paraît, on y revient, un peu de bric et de broc ; disons que c’est de la mise en abyme.
L’écriture s’efforce de compenser. Elle a du mal. Le livre étouffe sous les informations comme il étouffe sous la matière. On s’instruit, c’est sûr : histoire de l’île, histoire du cinéma, comment on fait un film, coutumes et traditions du judaïsme, j’en passe, le cours accéléré abonde. Dans le domaine du style aussi Anne Akrich a pensé à quelques-uns de ces trucs dont l’accumulation constitue visiblement pour elle un livre : phrases courtes, anaphores, à l’occasion fortes maximes (« Pour qu’une vérité puisse éclore, il faut que le noir se fasse » ; « Il y a pire que le malheur. Il y a le bonheur »…). Le tout nappé d’une petite louche de snobisme (les mots anglais ou tahitiens parsèment le texte) et de ce qu’il faut sans doute considérer comme une bonne dose d’humour. À titre d’exemple, on roule les r à Tahiti, si bien qu’après nous l’avoir appris, l’écrivaine, chaque fois qu’elle fait parler un natif de l’île, n’écrit plus cette lettre qu’en majuscule. Ce qu’on pourrait appeler du comique de répétition. Anne Akrich est très forte en comique de répétition. En tout cas, en répétitions.
Moralité : il faut se méfier des hommes nus, des mythes, et plus encore de ceux qui veulent, pour parler comme la quatrième de couverture, les « dynamiter ». Et pour le grand roman du paradis, j’attends toujours.
P. A.