Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Solange a grandi. « La petite sauvage, la jeune anthropophage » dont Marie Darrieussecq faisait dans Clèves le portrait brutal et séduisant, est devenue, qui l’eût cru, actrice à Hollywood. Elle y rencontre un acteur canadien mais d’origine camerounaise. Elle l’aime. Il veut tourner Au cœur des ténèbres comme Coppola, mais en Afrique. Elle jouera le rôle de la Promise du roman de Conrad. Tout le monde se transporte là-bas. On tourne. Ça finira mal.
Drôle de livre. On ne sait pas très bien pourquoi on le lit jusqu’au bout, c’est agaçant, on en viendrait presque à croire en la distinction du fond et de la forme. Car bien sûr il y a l’écriture, nerveuse, rythmée, par moments durassienne, comme M. D. nous l’annonçait dans le titre. Courts chapitres faits de courts paragraphes, coupes franches comme au cinéma, séquences où alternent les phrases brèves et les longs travellings. Mais qu’est-ce qu’elle veut faire, exactement ? Le roman du cinéma, celui de l’Afrique, celui de l’amour, celui des rapports entre Blancs et Noirs ? Entre hommes et femmes ? Entre Amérique et Europe ? Un peu tout ça. Elle court plusieurs livres à la fois et on avance à sa suite sans trop savoir où elle nous mène, tenus par la syntaxe, l’intérêt documentaire et, souvent, il faut le dire, l’humour.
Peut-être aussi par autre chose, cependant, et c’est plus gênant. Car enfin on se doute bien que Marie Darrieussecq veut parler des stéréotypes, des clichés, des images, celles que le passé colonial et le cinéma nous ont installées dans l’esprit. C’est difficile, évidemment. Elle fait comme Solange, « elle bataille » avec les « lieux communs ». Sans toujours gagner. Elle-même l’avoue à demi-mot : Solange, dans une vitre, aperçoit son propre reflet en compagnie de Kouhouesso, « elle allongée, lui assis, classiquement beaux, minces et hollywoodiens, elle de face et lui de profil, clic clac, yin yang » ; et lors du tournage en Afrique, « Tous ces Noirs en file indienne qui portaient des trucs sur leur tête, on avait beau savoir que c’était pour un film, le petit côté déjà vu on l’avait ». On lit avec un peu d’embarras des phrases comme : « Elle aurait donné dix ans de sa vie pour ces quelques minutes ». On lit, pourtant, apprenant non sans intérêt que Kouhouesso a choisi de rester avec Solange « au lieu de suivre le groupe autour de George et de Lola. Au lieu de suivre Steven ou Ted ou n’importe quel pourvoyeur de rôle et de fortune et de célébrité ». Écoutant avec les amants le GPS annoncer « Beverly Glen Boulevard. Mulholland Drive. Ventura Freeway », « les noms des lieux pour lesquels ils avaient traversé le monde ». On doit le reconnaître, on éprouve nous aussi le charme de ces noms de lieux, le bonheur un peu honteux d’identifier les stars derrière leurs simples prénoms, c’est si chic.
Tout cela pourrait constituer l’écran que Solange va traverser au moment de passer en Afrique. Et, certes, elle devra renoncer aux éléphants et aux « enfants soldats, vêtus de tee-shirts sales trop grands pour eux ». Mais à coups d’humidité, de superstitions et de crapauds-buffles, Marie Darrieussecq lui reconstruit vite un univers tout aussi conforme, au fond, à ce qu’on pouvait en attendre. Au point que l’héroïne en vient, encore une fois, « à se demander si Kouhouesso ne tomb[e] pas (…) dans les clichés qu’il voulait dénoncer ».
Et si c’était pour ces clichés, pour le plaisir gêné qu’ils nous procurent, qu’on lisait jusqu’au bout les 300 pages d’Il faut beaucoup aimer les hommes ? Ce plaisir et cette gêne ce serait déjà quelque chose, bien sûr, et les provoquer une bien astucieuse et perverse manière de dénoncer le pouvoir insidieux des images. Mais on ne peut se défaire d’un affreux doute… Dans ce doute, attendons le prochain Marie Darrieussecq.
P. A.