Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Un spectre, semble-t-il, hante le roman français. C’est le spectre de l’Aventure. On m’a reproché récemment de prendre pour héros de mes modestes fictions sur ce blog un écrivain, et je suis bien conscient que par les temps qui courent l’effet produit est désastreux. La cérébralité, pire, le nombrilisme, voilà l’ennemi : tout auteur français qui se respecte aspire à tirer la littérature nationale de ces lamentables ornières. De l’espace, un peu de violence et de grands sentiments tout bruts, tels sont apparemment les ingrédients requis pour une cure de jouvence régénérante et bientôt obligatoire. Un traitement de cheval.
Notez que je n’ai rien contre la littérature d’action, au contraire, je sais qu’elle peut mener à bien des choses et en dire mine de rien beaucoup plus long qu’elle-même. Aussi ai-je tout de suite eu envie de lire le roman de Céline Minard. D’abord bien sûr à cause de la trouvaille du titre, et puis comment résister à l’appel du western quand on a été il y a longtemps spectateur assidu du Caméo, du Rex, du Vox et du Capitole dans sa ville natale. Retrouver les origines, littéraires, paraît-il, du genre paraissait une belle idée. Car je crois que ce que j’aimais déjà un peu, sans le savoir, dans les films aux couleurs criardes de mon enfance, ce que comme bien des gens j’aime encore aujourd’hui dans le western, c’est ce qui excède en lui le simple échange de coups de feu. Appelons les choses par leur nom, la métaphysique y rôde toujours quelque part, même dans les productions les plus proches du navet.
Donc, j’ai ouvert Faillir être flingué avec joie. Et le début m’a longtemps maintenu dans ce sentiment : on y trouve la nature sans grandiloquence mais avec le lyrisme que produit quelquefois l’exactitude du détail ; mêlés à elle, des personnages multiples, énigmatiques, jetés là on ne sait comment, dont l’identité et le passé ne se dévoilent que plus tard à coups de flash-back ; les Indiens et les pionniers dans la prairie, s’évitant, se croisant, s’observant avec curiosité. Puis on passe au motif de la ville naissante et à d’autres figures connues — le barbier, le saloon, les putes… Il y a là des colts qui crachent comme il se doit, des bagarres réglées comme des chorégraphies, dans un style précis et ramassé. Une virtuosité dans l’agencement du récit dont on s’enchante. Et dont l’auteure elle-même a l’air très satisfaite. On la comprend. Mais à mesure que les pages, nombreuses, se succèdent, on en vient à s’interroger : quand est-ce que ça va venir ? Ça, c’est-à-dire autre chose que l’art de conter et le plaisir du second degré ? On scrute l’horizon poudreux et plein de cactus, comme les héros de Céline Minard. Mais on ne voit rien s’y dessiner vraiment. Et on referme son roman, surpris que tant de talent et d’efforts accouchent pour finir de tant de vacuité.
La Méthode Arbogast c’est autre chose. Celui-là j’étais obligé de le lire, après avoir découvert sur la couverture le nom de « mon ami Philippe Arbogast, qui », honte à lui, « est écrivain » (et narrateur de certaines de mes fictions). Le héros de Bertrand de la Peine, qui n’est pas l’Arbogast du titre, est « iconographe » ; on ne sait pas vraiment de quoi il s’agit mais on a un peu peur pour lui également. Et de fait la méthode annoncée est d’abord méthode d’écriture. Illustrée dès les premières pages par une cascade d’accidents qui s’enchaînent, avec une jubilation ostensible dans l’invention, pour mener à la chute du personnage principal depuis un arbre et au début du récit proprement dit, elle est formulée explicitement quand le même héros, plus loin, « commence à prendre goût à cette série de péripéties qui le pousse à improviser à tout instant ».
À ces clins d’œil possibles à Diderot ou à Sterne peut-être faut-il ajouter une autre référence. Au milieu d’une obscure histoire de trafic de grenouilles hallucinogènes, un personnage constate : « Ici, grenouille rime avec magouille ». Le roman de Bertrand de la Peine serait-il composé grâce à une technique de jeux de mots comparable à celle d’un Raymond Roussel ? En tout cas les descriptions copieuses de machines et de bâtiments font bien penser à l’auteur de Locus solus, de même que les emprunts appuyés au récit populaire, qu’il soit ici littéraire, cinématographique ou dessiné (tout se passe, du moins au début, en Belgique). On visite des maisons qui ressemblent à celle de Spirou, des cargos suspects comme dans Tintin, on croise un savant fou (le fameux Arbogast, qui n’a donc rien à voir avec son homonyme), des malandrins et tous les lieux communs de l’aventure, tempêtes, courses-poursuites, débités avec une ironie qui n’empêche pas le sens du travail bien fait.
Mais le héros est, répétons-le, iconographe. Aussi, dans une rue de Bruxelles, croit-il se retrouver « devant une réplique de L’Empire des lumières de Magritte » ; voyant tomber d’une falaise le méchant de l’histoire, il reconnaît « cette même figure d’effroi qu’a saisie Otto Dix dans certaines des ses toiles ». À la frénésie de l’intrigue, l’immobilité régulièrement invoquée de la peinture vient ainsi s’opposer, et faire de l’action elle-même, des rebondissements permanents et de l’invention exhibée un objet de contemplation, et en fin de compte le seul sujet, ainsi mis à distance, du livre. C’est un peu court peut-être mais au moins c’est clair, comme la ligne. Et on n’est pas déçu.
P. A.
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