Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Quelques rappels : poète, romancier, auteur de théâtre, Olivier Cadiot est une sorte d’homme-orchestre de la modernité littéraire et d’icône de la maison P.O.L ; avec Pierre Alféri (autre auteur de la même maison), il avait lancé jadis la Revue de littérature générale, qui connut deux numéros, l’un consacré à la poésie (1995), l’autre au roman (1996) ; il est l’auteur d’une Histoire de la littérature récente dont le deuxième tome paraît cet automne (chez… P.O.L, évidemment) ; le premier tome, publié en 2016, est réédité en Folio à cette occasion.
Qu’est-ce que c’est ?
Premier point : ce n’est pas une histoire de la littérature récente, ni de la littérature tout court. Qu’est-ce que c’est ? Des conseils à un jeune écrivain, poète ou pas ? Écoutons voir : « La route parallèle que vous avez construite à côté de celle que vous empruntez tous les jours n’est pour aucun usager » ; « À force de gémir, vous finirez par y croire, à l’importance de votre malheur » ; « Si tu es un arbre, on ne te demande pas de penser à ta sève »… Nous voilà, dira-t-on dans un premier temps, bien avancés.
Mais une réflexion plus profonde, plus cohérente et plus retorse qu’il n’y paraît d’abord ressort de cette suite de courts chapitres qui pourraient parfois se lire comme des poèmes en prose — titres : « Rose de personne », « Pleureuses », « Tweed »…
On y retrouve bien sûr certaines idées déjà formulées dans la Revue de littérature générale, que je mentionnais plus haut : refus du déclinisme en matière littéraire (« Ça baisse depuis toujours […]. On devrait être au fond de la terre ») ; renvoi dos à dos de l’expressionnisme et du formalisme (« Ne faites pas l’artiste ni l’artisan ») ; désacralisation de la littérature, envisagée comme la fabrication de « machines immatérielles » (« On est tous des Léonard de Vinci, en moins doués, bien sûr »).
La femme-grenouille et la sœur qui bégaye
Surtout, on retrouve le thème, fondamental chez Cadiot, d’une spécificité de la parole littéraire : « On ne peut pas tracer des mots et des lignes aussi naturellement que l’on parle. Ce n’est pas synchronisé. La littérature n’est pas à l’endroit de la bouche ». Dès lors, comment parler (de) la chose littéraire ? Comment en parler sans tomber dans les discours qui lui sont extérieurs ? Comment le faire, autrement dit, avec les instruments qui sont les siens ? Telle est la question à laquelle le livre de Cadiot essaie de proposer une réponse.
Il le fait, d’abord, par l’image et par l’humour. Ainsi, à propos des alternances et des revirements de l’histoire littéraire : « On se frotte les mains ; on voit ressurgir les grands problèmes : la femme-grenouille qui découpe son mari sous l’eau, celui qui a des embrouilles avec sa mère, et d’autres, apparemment nouveaux, comme la sœur géante qui bégaye ». Sur la prétendue difficulté de ses propres textes : « Quelqu’un m’avait dit gentiment : Mais pourquoi écris-tu comme ça ? (…) Comme si je m’évertuais à fermer un œil en permanence ; comme si je parlais en poussant des petits cris à la place des virgules ou que je portais une perruque Louis XV pour aller faire mes courses ».
Surtout, le livre procède par multiplication apparemment anarchique de définitions et de contre-définitions : « On dit souvent que la littérature est une thérapie, mais pas du tout » ; elle n’est pas davantage « une équation ou un paquet de gâteaux » ; « Écrire, c’est comme s’installer dans une nouvelle maison (…), en regardant au milieu des choses, tout en bougeant » ; c’est « une locomotive dans la neige, si vous êtes sportif. Une bougie dans un couloir de mine, si vous êtes plus fragile. Ou les deux » ; bref, une activité « aussi simple que de planter un potager ou de réparer une vieille Volvo ».
« C’est pour ça que je peux danser »
« Ça tourne. On change d’avis comme de chemise », déclare l’auteur lui-même. Et, du coup, le lecteur se demande un peu, par moments, de quoi il est en définitive question et ce qu’on veut exactement lui dire, dans tout ça. Mais justement, répondrait sans doute celui qui s’adresse à nous. Et de préciser (en parlant pour lui, je m’avance beaucoup) que le mouvement tourbillonnant du texte est une manière de nous arracher à tous les propos extérieurs possibles sur un objet dont il esquisserait en même temps, plus que les contours, la matérialité même. L’image la plus éloquente étant peut-être en définitive celle qui compare la littérature à la musique : « Elle nous dévide une solution jusqu’à l’absurde, elle la pousse, elle finit par l’abandonner. Et ça ? Oui ? Et tu vas jusque-là ? Ah tu changes de jeu ? Le thème se déguise. Je te vois, je t’ai vu revenir. Alors je peux revenir aussi ? Tu me donnes une place. Je suis aux commandes avec toi. C’est pour ça que je peux danser (…). Je suis un instrument et mon corps t’interprète ».
Au total, une conception de l’écriture littéraire à éprouver plus qu’à méditer ; et, par conséquent, non expressionniste, non utilitaire, non humaniste, non sociétale… C’est déjà pas mal, quand on y pense. Sans compter que les pages de ce livre faussement (ou vraiment ?) théorique grouillent de minuscules fictions esquissées d’un trait nerveux, intensément évocateur, et disparues tout aussitôt. Un vrai festival. En plus, on rit. De quoi se plaindre ?
P. A.