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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Dépressions, Herta Müller, traduit de l’allemand par Nicole Bary (Gallimard)

photo Pierre AhnneLe titre pourrait prêter à confusion. C’est celui du plus long des quelque vingt textes composant ce livre paru en 1982 à Bucarest avec certaines amputations, puis réédité au complet à Munich en 2010. Le lecteur de la belle traduction qu’en fait Nicole Bary pourrait croire que les dépressions dont il s’agit sont d’ordre psychique, et ces évocations d’une enfance et d’une adolescence roumaines risqueraient de ne le détromper qu’à demi. Mais le titre allemand, Niederungen, désigne des dépressions au sens géographique du terme, des creux, des affaissements, des bassins, des cuvettes. Sans autres ambiguïtés que celles de la métaphore, donc, il correspond parfaitement aux deux visages qui se superposent dans ce livre étrange et beau.

 

Allemands ou Russes ?...

 

Les bas-fonds dont il est ici question, ce sont d’abord ceux d’un village dont tous les récits tiennent plus ou moins la Chronique, pour reprendre le titre de l’un d’eux. Village lui-même enfoui dans cette zone en partie germanophone de la Roumanie qui serait restée dépressionnaire et ignorée sans l’écrivaine, Prix Nobel 2009, qui en est issue. Les nouvelles constituant le recueil peuvent d’abord être lues sous l’angle de la satire. Satire impitoyable d’un micro-univers « souabe » où règnent l’alcoolisme, les préjugés et la frénésie ménagère : « La mère retire les battants de la fenêtre de leurs gonds et les lave dans un grand baquet en fer-blanc. Ils sont si propres qu’on voit dedans tout le village comme dans le miroir de l’eau. On dirait qu’ils sont eux aussi en eau. On croirait que le village lui aussi est de l’eau ». L’Histoire, toujours à l’arrière-plan, n’est jamais loin. Quand les écoliers jouent au ballon prisonnier, ils « se partagent en deux peuples » mais tous veulent être allemands et le professeur a du mal « à convaincre un nombre suffisant d’élèves d’être des Russes ». Il est vrai que tous les habitants au-delà d’un certain âge semblent avoir séjourné quelque temps dans un camp soviétique après la guerre. Et la gestion de « la coopérative agricole » ou de « la ferme d’État » n’échappe pas non plus au génie comique de Herta Müller, dont les longues phrases semées de répétitions excellent à traduire le sentiment de l’absurde.

 

Qu’est-ce que l’essentiel ?

 

Cependant Dépressions fait plus que porter témoignage d’une enfance derrière le rideau de fer. Plus profondément, pourrait-on dire, le titre renvoie à un texte qui s’écrit avant tout dans les creux du récit, lequel, devenu à son tour une toile de fond, ne se laisse apercevoir qu’au loin et par intermittence. Ainsi de Poires pourries, où l’essentiel (l’adultère du père et la découverte du sexe par l’enfant) reste une simple anecdote prise dans le réseau des sensations nées d’une brève escapade dans une campagne inconnue. Tout l’art de Herta Müller est dans ce qu’on pourrait appeler ce renversement des priorités.

 

Car qu’est-ce que l’essentiel ? Aux yeux de l’enfant, dont la nouvelle éponyme travaille à restituer la vision du monde, les choses, les animaux, les perceptions infimes et, aux yeux de l’adulte, inutiles, tiennent toute la place. Et le texte s’organise en brefs tableaux qui semblent n’avoir d’autre raison d’être que l’intensité pure des instants qu’ils évoquent : « Les raisins d’encre cuisent au soleil sous leur peau très fine. Je fais des pâtés, je réduis en poudre des briques pour en faire du paprika rouge, je m’écorche la peau du poignet. Ça brûle jusqu’à la moelle ». Ou encore : « Le village n’a plus de centre et la chaleur pousse le crépuscule dans les jardins et le fait enfler. Les herbes sauvages referment leurs fleurs d’un jaune lumineux ».

 

« J’étais un beau paysage de marais »

 

Ces images se succèdent souvent sans qu’on perçoive la logique qui préside à leur enchaînement, laquelle, là encore, n’apparaît qu’après coup, dans un éclair quelquefois lumineux. Logique proche de celle du rêve, qui se mêle naturellement à la réalité dans ce monde où les sensations aussi s’interpénètrent : « J’avais le sentiment que le train sortait de mon cou » ; « J’allai à la rivière et me fis couler de l’eau sur les bras. Des hauts buissons jaillirent de mes bras. J’étais un beau paysage de marais ». Si le texte, disposé en brefs paragraphes qui sont par moments autant de phrases, tend à prendre l’aspect du poème, ce n’est pas pour des raisons d’ordre décoratif. Comme en poésie, des rapports inaperçus entre les êtres et les choses surgissent des phrases de la grande écrivaine de langue allemande. Laquelle, tournant paisiblement le dos aux conventions et aux genres que celles-ci étayent, laisse s’épanouir un essentiel peut-être plus profond que le leur.

 

P. A.

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M
Merci de nous faire découvrir et surtout de me donner envie de lire ce livre d'Herta Muller.
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