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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Alain Blottière, aimez-vous parler de vos livres ?

Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.

 

Il partage son temps entre Paris et une oasis située quelque part en Égypte, pays auquel il a consacré de nombreux livres, essais ou récits. Car Alain Blottière, pour mieux nous parler de nous et de notre présent, aime à prendre le détour de l’éloignement géographique ou temporel. Ainsi dans Le Tombeau de Tommy (Gallimard, 2009), dont le héros est un jeune résistant, membre du Groupe Manouchian ; ou dans Azur noir (Gallimard, 2020, Prix Pierre Mac Orlan, voir ici), qui met en scène Verlaine et Rimbaud. Mais ces personnages empruntés à l’Histoire sont toujours doublés par des figures contemporaines, et le voyage sous d’autres cieux, passés ou exotiques, est une autre manière, pour les héros d’Alain Blottière, de descendre au plus profond d’eux-mêmes.

 

Des héros, la plupart du temps, adolescents, comme le Nathan de Rêveurs (Gallimard, 2012) ou le Baptiste de Comment Baptiste est mort (Gallimard, 2016, Prix Décembre et Prix Jean-Giono, voir ici). Car l’adolescence est peut-être le grand sujet de notre auteur : cet âge où, comme il le disait dans l’entretien qu’il a accordé à ce blog, « on découvre tout, et donc on ressent tout plus intensément ». Les adolescents, ajoutait-il, « ne sont jamais des êtres domptés ». C’est cette part d’indomptable qu’Alain Blottière traque inlassablement, dans ses romans profonds et subtils.

 

 

photo Charles Guislain

 

 

 

Jadann

 

J’écrirais une lettre à tous mes héros pour leur demander de revenir. Une lettre à Saad, l’esclave d’Abyssinie, une à Salem, rencontré lors de mon premier séjour à Siwa, une à Wayan, qui m’avait guidé sur les routes de Bali entre ses cours de danse, à Toraj, le marin du bateau pirate bugis qui m’avait emmené dans les îles de la Sonde, à Pierre, que j’ai connu en Grèce sur l’île de Tharos, à Alexandros, que tout le monde à Tharos appelait « Cold Drink », à Ismaïl, prince saïdite que j’ai laissé à Lesna, près d’Assouan, à Amad, felouquier du Nil, à Si-Amonn, le prêtre du temple de l’oracle d’Amonn,  à Tommy le dérailleur de trains, à Nathan qui s’étranglait avec son foulard, à Goma le ramasseur de cartons au Caire, à Baptiste, tueur malgré lui que j’appellerais Yumaï, à Léo qui fuyait la fin du monde sur le sillage de Rimbaud. Je sens qu’il est temps de les réunir et les faire miroiter dans une dernière ronde autour du feu qui s’éteint. À tous, je demanderais de venir à Jadann (île de l’archipel des Andaman) passer ensemble le temps qu’ils voudraient dans la grande maison que j’aurais louée pour eux. De terre, peinte en bleu, à deux étages, avec un jardin et une source. Je mettrais dans les enveloppes, sauf celle du riche Ismaïl, l’argent du voyage.

 

Et tous viendraient. Ce serait la colonie de vacances de mes idoles, telles que je les ai créées pour qu’on les adore. Un joyeux panthéon dans le temps suspendu. Après les jeux, les baignades, les marches aventureuses, les festins, je les verrais paraître de plus en plus sauvages dans les brumes de chaleur, leurs peaux griffées d’écorchures, poudrées par la poussière des sentiers et le pollen des fleurs. Le soir, jamais fatigués, ils déposeraient leurs arcs, leurs bâtons, leurs petits trésors et s’assiéraient tous en demi-cercle face à moi. Niala, raconte-nous, imploreraient-ils. J’accepterais mais à la condition qu’aucune de mes paroles ne soit jamais répétée ailleurs qu’à Jadann. Elles devraient rester un secret entre nous car absolument personne au monde, hors de notre île, ne les comprendrait comme il fallait les comprendre. Léo demanderait comment m’as-tu trouvé, Goma pourquoi moi, Saad quand as-tu su que j’existais, Yumaï qui t’a parlé de moi, et ce seraient des nuits entières d’histoires, dans une langue pour nous seuls, des nuits sans moustiques, sans chaud ni froid, sans faim ni soif, dans une clarté lunaire et le délice des révélations. Jamais ce récit des détails de leur mise au monde ne paraîtrait plus vrai que lors de ces nuits où je me verrais parler dans le miroir de leurs yeux scintillants. Tout ce que je peux en dire leur serait délivré sans le moindre mensonge ni la moindre esquive. Tout ce que je ne dirai jamais en dehors de cette île, tout ce qui, loin de ce rivage, ne me vient jamais.

 

À la dernière aube, bien sûr, après l’ultime question d’Amad et l’écho final de ma voix évanoui dans le chant des bulbuls et des sarcelles, tous mes héros comblés s’endormiraient.

 

Alain Blottière

 

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G
Merci! Je vais donc lire "Comment Baptiste est mort"...
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G
Je trouve ce texte vraiment d'une très grande beauté et il me touche énormément. Je ne connais pas cet écrivain mais voilà que j'ai une vraie envie de le lire!
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G
Très belle idée, Alain Blottière, que celle de réunir autour de soi tous les personnages qu'on a créés en une fête de "fin d'année" joyeuse et, malgré tout, mélancolique. Mêler ainsi des êtres de papier "nés" il y a plus de 30 ans à d'autres, contemporains, mais tous "figés" dans leur adolescence, c'est à pleurer de beauté. Une beauté que la langue d'Alain Blottière rend éternelle, jusqu'à l'évanouissement final.
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