• photo Pierre Ahnne

     

     

     

    Mes livres des mois d’août et septembreGhost Town, Kevin Chen, traduit du chinois par Emmanuelle Péchenart (Seuil)

    La saga d’une famille taïwanaise, une thriller historique et politique, l’histoire d’une relation amoureuse… le tout dans un roman plein de sensualité et d’une poésie hypnotique.

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    Mes livres des mois d’août et septembreLe Château des Rentiers, Agnès Desarthe (L’Olivier)

    Dans ce texte qui tient autant de l’essai tel que le concevait Montaigne que du récit, Agnès Desarthe esquisse une méditation subtile sur la mort, la vieillesse et le temps.

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    Mes livres des mois d’août et septembreLes Ondes, Isabelle Dangy (Le Passage)

    Sidonie part à la recherche de ses origines… Humour, clins d’œil et poésie du quotidien, dans un roman où les thèmes se croisent et se mêlent selon le principe ondulatoire annoncé par le titre.

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    Mes livres des mois d’août et septembreLe Taureau de La Havane, Louis-Ferdinand Despreez (Éditions du Canoë)

    Les aventures du taureau Fidelito, envoyé au Laos reconstituer le cheptel cubain… Nous sommes en 1991, et le mystérieux auteur sud-africain mais francophone réussit une farce tropicale et loufoque qui flirte avec le conte philosophique.

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    Mes livres des mois d’août et septembreHors saison, Basile Mulciba (Gallimard)

    Le premier roman d’un jeune auteur qui connaît ses classiques – et sait faire exister une intrigue bâtie sur le vide, l’attente, et l’esprit des lieux.

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    Mes livres des mois d’août et septembreL’Étrange Journée de Raoul Sévilla, Jean-Pierre Gattégno (L’Antilope)

    Un adolescent juif des années 1960 erre dans Paris. Son parcours subtilement initiatique fait de lui, à la fin de la journée, un jeune homme prêt à vivre et un écrivain en devenir.

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    Mes livres des mois d’août et septembreTrust, Hernan Diaz, traduit de l’anglais par Nicolas Richard (L’Olivier)

    Ce roman brillant et vertigineux, prix Pulitzer 2023, prend les jeux pervers du capitalisme aux pièges de la littérature.

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    Mes livres des mois d’août et septembreCopeaux de bois, Anouk Lejczyk (Éditions du Panseur)

    La jeune auteure raconte une année de formation en bûcheronnage. En prose coupée, et sans réussir à faire du langage quotidien plus que ce qu’il est…

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    Mes livres des mois d’août et septembreLe Bonnet rouge, Daniel de Roulet (Héros-Limite)

    En prose coupée aussi, l’écrivain suisse retrace l’épopée du régiment de Châteauvieux et de ses mutins, sur fond de Révolution française et de préromantisme.

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    Mes livres des mois d’août et septembreLa Vie Nouvelle, Tom Crewe, traduit de l’anglais par Étienne Gomez (Christian Bourgois)

    Inspiré par la vie de Havelock Ellis, fondateur de la sexologie, et de John Addington Symonds, un brillant premier roman qui parle du corps, dans la société victorienne et dans toutes les autres.

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    Mes livres des mois d’août et septembreCeux qui ne meurent jamais, Dana Grigorcea, traduit de l’allemand par Élisabeth Landes (Les Argonautes)

    Dracula revient, dans une Roumanie d’aujourd’hui qui n’a rien pour lui plaire… Humour, fantastique, politique – et une belle réflexion sur le temps de l’Histoire.

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  • www.meisterdrucke.frOn n’en a jamais fini avec Dracula. Surtout quand on est roumain et écrivain : dans le dernier de ses romans, récemment paru (1), Virgil Gheorghiu jouait avec le mythe ; et voilà qu’une auteure d’aujourd’hui vient elle aussi nous rechanter la vieille histoire – remise sérieusement au goût du jour.

     

    Si Dana Grigorcea habite en Suisse et écrit en allemand, elle a pu, née en 1979, vivre son enfance au sein de l’« intelligentsia bohème sous le régime de Ceaușescu » qu’évoque l’éditrice et que dépeint le livre. La narratrice (anonyme) y garde le souvenir des années passées au « paradis », dans la petite bourgade de B., « sise au sud de la Transylvanie et au pied des Carpates ». Là, tous les étés, elle séjournait de longues semaines en compagnie de sa grand-tante Margot et de nombreux cousins et amis, dans la villa familiale, confisquée puis rétrocédée, avec son « mobilier Biedermeier », ses « icônes orthodoxes », ses « sabres turcs » et ses « assiettes mauresques », non loin des forêts.

     

    Cadavre énucléé et bureaux de change

     

    Mais lorsque l’héroïne, après avoir réussi son « master à l’Académie de la Grande Chaumière à Paris », revient sur les lieux, elle ne reconnaît plus grand-chose. La fin de la dictature n’a rien changé à la corruption des fonctionnaires, toujours en place, cependant le village s’est quasiment vidé de ses habitants, émigrés en Italie ou en Espagne, et le paysage idyllique n’est plus que « clôtures renversées », « sacs en plastique gonflés d’air », « mares d’eau stagnante », « ruines en béton »…

     

    De même qu’il a existé un réalisme magique, il y a un fantastique contemporain qui, depuis la Russie de Boulgakov, s’est répandu dans toute l’Europe orientale. Et, comme son alter ego latino-américain, il est le plus souvent politique. La jeune artiste de retour dans son pays fait une excursion en montagne avec Margot et toute la bande, une cousine tombe dans un ravin, décède, il faut ouvrir le caveau de famille, où on trouve un cadavre empalé et énucléé. Dans le même temps l’héroïne reçoit de singulières visites nocturnes, se voit dotée de nouveaux pouvoirs, et vole à l’occasion, nue, au-dessus des villes et des campagnes, notant « les preuves de mauvaise gestion, les chantiers abandonnés, les voitures garées en désordre sur les trottoirs, la quantité absurde de bancs dans les parcs et les innombrables bureaux de change et de loterie ».

     

    Le pays va mal. « Ah, Empaleur ! Prince ! Que ne reviens-tu faire justice d’une main de fer »… Vlad, dit Dracula, « pas vraiment de son vivant, mais dans les livres d’histoire roumains et encore aujourd’hui dans le peuple, pass[e] (…) pour un père sévère mais juste ». Or, ça tombe bien : le mort apparemment empalé était, dit-on, « un délinquant », le caveau de famille abritait la tombe secrète du Dracula historique – et les élites d’aujourd’hui, qui sont les mêmes qu’autrefois, peuvent, en créant à B. un « Dracula-Park », orchestrer l’exploitation médiatique, commerciale et politique de tous ces étranges événements.

     

    « La morsure du vampire n’est pas un châtiment »

     

    Impossible d’entrer dans le détail du foisonnement baroque qu’en tire pour sa part notre auteure, en une intrigue si pleine de voltes, contre-voltes et jeux de miroirs qu’elle court le risque de lasser un peu. Elle se clôt sur un dénouement de polar politique après avoir mêlé joyeusement les tons et les genres : le fantastique macabre avec scènes de possession nocturnes, « longs doigts crochus » et vêtements noirs, côtoie la satire socio-politique un brin réac et le récit d’enfance qu’on soupçonne autobiographique. Sans compter un peu de biographie historique en prime, et les aventures détaillées du vrai prince Vlad de Valachie (1431-1476).

     

    Ce qui domine, c’est bien le fantastique, mais au sens hoffmannien du terme : une forme de fantaisie faite d’inventivité, de poésie et d’humour noir. Sous le couvert de laquelle, entre les lignes, une réflexion complexe et subtile sur le temps historique suit son cours. Si le récit stigmatise les tenants du passé mythique ou de la plus récente dictature, il est plus sévère encore pour les chantres de la modernité et de l’avenir, lesquels sont du reste les mêmes. Qui sont, en fin de compte, « ceux qui ne meurent jamais » ? Les vampires, comme le veut la légende ? Les exploiteurs, toujours là ? Les figures peintes, peut-être, sur les murs des églises ou dans les tableaux, tel ce portrait anonyme de Vlad l’Empaleur, prince Valachie ?... « La morsure du vampire n’est pas un châtiment (…). C’est la délivrance de ceux qui ont été asservis, trahis, humiliés ». Pour échapper au cauchemar de l’Histoire, la seule solution serait un saut, ou plutôt un vol hors du temps, vers l’univers du conte ou celui de l’art. Telle serait la morale de ce roman gaiement pessimiste.

     

    P. A.

     

    (1) Dracula dans les Carpates, éditions du Canoé, voir ici

     

    Illustration : portrait de Vlad III Țepeș, anonyme, XVIIe siècle

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  • www.pinterest.deEn dépit de ce que j’avançais dans mon article consacré aux dernières Tendances automnales, le roman biographique a encore de beaux restes. Quoique, à propos de La Vie Nouvelle, on puisse se poser la question : est-ce un roman biographique ?

     

    L’auteur, dans sa Postface, indique, et l’expression est à prendre en compte, que ses héros sont « librement inspirés de John Addington Symonds (…) et de Havelock Ellis ». Rappelons que le second (1859-1939), médecin britannique, est un des fondateurs de la sexologie et l’auteur de monumentales Études de psychologie sexuelle. Le premier (1840-1893), poète et critique littéraire, écrivit notamment sur la Grèce antique, Michel-Ange et, surtout, Walt Whitman. Tous deux composèrent ensemble, au début des années 1890, un livre intitulé Sexual Inversion, lequel ne fut publié qu’en 1897, après la mort d’un des auteurs.

     

    Comme son modèle, le « Henry Ellis » de Tom Crewe est timide, marié à une femme nommée Edith et préférant les femmes, sa propre sexualité problématique penchant du côté de l’ondinisme. « John Addington », comme le vrai Symonds, est, quoique homosexuel, marié et père de trois filles. C’est son désir de défendre la cause de ceux qu’on nomme alors les « invertis » qui le pousse à prendre la plume en collaboration avec un médecin hétéro, lui-même incité à le faire par son intérêt pour les questions sexuelles en général. Tous deux, dans leurs démêlés avec la justice, seront enfin défendus au nom de la liberté d’expression… Ce triple malentendu occupe l’essentiel de la seconde moitié du livre de Crewe.

     

    Débats d’époque

     

    Mais les vrais Symonds et Ellis ne se sont jamais rencontrés, se bornant à correspondre. Dans le roman, où leurs points de vue alternent au fil des chapitres, ils se complètent et s’opposent au contraire en de longs face-à-face. Ce roman est bien un roman, écrit, comme le dit aussi son auteur, « avec de pures intentions de romancier ». Certes, l’écrivain trentenaire, qui revendique la qualité d’« ex-historien », restitue les débats d’une époque, sur l’homosexualité (« le sexe intermédiaire » ?), sur « les limites de la liberté idéale des femmes » (« Il doit bien y en avoir, de même que pour les hommes »)… Edith et Henry sont membres d’une société savante, « la Vie Nouvelle », dont les membres considèrent « les oppositions qui pas[sent] pour immuables – individu-société, homme-femme, ville-nature, travail-loisir, production-consommation – comme étant de nature frauduleuse » ; « "Solidarité et personnalité", telle [est] leur devise ». Et, comme « la Vie Nouvelle appel[le] aussi à être vécue, dans la chair », les deux époux sont fiers de promouvoir par leur union « une vision du mariage qui n’[est] plus structurée autour de la sexualité ».

     

    Le grand sujet d’époque, c’est surtout, dans cette Angleterre victorienne, la répression d’une homosexualité toujours condamnée par la loi. Tom Crewe le souligne dans sa Postface, « Symonds est mort en 1893, alors que [le] roman commence en 1894 », ce changement dans les dates ayant à l’évidence pour but principal de placer au cœur de la fiction le cataclysme Oscar Wilde, dont le procès et l’emprisonnement en 1895 plongent nos héros dans la terreur et annoncent l’interdiction et la destruction de leur propre ouvrage.

     

    Le livre de Tom Crewe se situe pourtant au-delà du documentaire historique, qu’il soit étude de genre ou reconstitution érudite des aventures d’un autre livre. Cet au-delà, c’est la fiction, grâce à laquelle nous entrons non seulement dans les luttes intérieures et les dilemmes des deux héros, mais dans leurs sentiments les plus intimes – les plus infimes. Tout l’art ici est dans le détail. Je ne suis pas spécialiste, mais il me semble qu’on n’a peut-être pas assez souligné la sensualité qui caractérise souvent les romans britanniques. Ce roman-ci est bien anglais, sans cesse attentif aux lumières, aux sons, à la qualité de l’air, qu’il saisit dans des notations rapides mais chargées d’une poésie précise, sans lyrisme. À chaque page, ce sont des trouvailles, que l’excellente traduction contribue à rendre saisissantes : des « serveurs en tablier blanc (…) pas[sant] entre les tables [en] don[nant] l’impression de percer l’espace » ; « à Victoria, les voitures et les gens grouil[lant] tels des insectes, comme si la gare était une grosse pierre qui venait de se retourner au-dessus d’eux »…

     

    Corps empêché

     

    Le détail est presque toujours lié au corps, qui s’immisce dans les réflexions ou en marge des conversations. « Une rougeur dans le cou [d’une domestique], de la forme d’une traînée de lait » ; « un filet de transpiration réfléchis[sant] la lumière le long [d’une] oreille » ; un homme prenant « conscience de la pâleur de ses chevilles sous ses chaussettes » ; une femme caressant sa robe et « fais[ant] courir des ruisseaux dans le tissu »… Voici un admirable roman du corps. Dans une scène initiale qui fait figure de programme, Addington rêve que, comprimé par les voyageurs d’un wagon bondé, il jouit en cachette contre un autre homme ; quelques pages plus loin, il observe réellement, à distance, des ouvriers qui se baignent nus dans la Serpentine… Le corps dont on nous parle est le corps empêché. Le même Addington, marié « parce qu’on [lui] a dit de l’être », ne se masturbe que « dans ses moments de plus grande extrémité » en « craignant d’être découvert » ; la nuit de noces d’Ellis est un échec, qui le voit « pous[ser] devant lui comme une offrande importune », tandis que « le drap glis[se] traîtreusement sous ses genoux » ; allongé sur un canapé, la tête posée sur la poitrine d’Edith, il ressent « l’incommode écrasement de son nez »…

     

    L’histoire est, d’une certaine manière, celle d’une double libération : Addington en viendra à revendiquer ouvertement son homosexualité, Ellis à accepter réellement son mariage et ses bizarreries personnelles, comme autant de manifestations de « la vie nouvelle » qui approche. Pourtant, si le roman touche à l’universel et que chacun s’y retrouve par-delà goûts et choix, c’est grâce à sa peinture du corps pris dans le social, gêné par le social et en même temps le débordant et le forçant à évoluer. Le corps serait-il au fond toujours empêché, se donnerait-il à nous, comme le réel, dont il est l’émanation, sur le mode de l’achoppement ?  La Vie Nouvelle saisit et fige cet éclair de la chair dans le tissu des conventions, c’est sur l’éblouissement d’un instant que repose ce gros et grand livre.

     

    P. A.

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  • La mode est aux vers, faux et blancs. Sans qu’on sache très bien pourquoi, une manie commence à se faire jour : aller à la ligne. Cela suffit peut-être aux yeux de certains auteurs pour faire de tout texte un poème, et pour lui conférer par là une manière de dignité supplémentaire.

     

    Un des deux éditeurs des livres dont je vais parler emploie assez justement l’expression de « prose coupée ». On cherche souvent la justification possible du procédé, on la trouve parfois. Elle est alors plus ou moins convaincante.

     

    Deux exemples, avec deux livres que leur dimension documentaire permettrait seule par ailleurs d’associer – d’assez loin.

     

    photo Pierre AhnneCopeaux de bois, Anouk Lejczyk (Éditions du Panseur)

     

    Il y a quelque temps, les éditions du Panseur publiaient La Rédactrice (1), où Michèle Cohen parcourait sa vie en repassant par les situations d’écriture qui l’avaient jalonnée, au fil de courts chapitres explorant pratiquement chacun un genre littéraire. La présence d’un tel ouvrage au catalogue indiquait, de la part de ce jeune éditeur, l’intérêt pour la recherche formelle autant que le goût du témoignage.

     

    Les deux se confirment ici : la trentenaire Anouk Lejczyk, qui a publié en 2022 un premier roman dans la même maison (2), s’exprime sous son propre nom pour raconter une année de formation diplômante en bûcheronnage avec un brin de sylviculture. Quatre parties, quatre stages, dans différentes régions et structures, au sein de « l’Office » (national des forêts, suppose-t-on). Malgré les références, soulignées par l’éditeur dans la quatrième de couverture, à l’herbier ainsi qu’au carnet où l’on jette des notes, on craint, en constatant le retour à la ligne et l’absence de ponctuation, que le thème de la nature ait aux yeux de l’auteure requis une forme poétique. Puis on commence, et on se prend à espérer avoir plutôt affaire à une forme singulière de roman-conversation – tant l’apprentie bûcheronne met de soin hyperréaliste à restituer le discours de ses compagnons de travail ou de ses formateurs : « Allez vas-y Anouk / t’as bien mis le  starter ? / Ouais c’est pas facile au début pour les nanas / mais ça va venir »…

     

    Seulement, elle intervient aussi en tant que narratrice. Elle dit : « en arrivant à l’appart’ je balance tout mon bordel sur le balcon ». Elle dit : « 8 h 45 dans la vieille caisse de Luc / OuiFM à fond les ballons on blindteste avec Tim / Luc trouve que je touche ma bille en terme [sic] de rock / ça me flatte »…

     

    Dans un texte qui, au fond, participe de l’autofiction, l’absence de toute incursion dans d’autres domaines de la vie que le travail en forêt pourrait être une force. Même si les contrepoints ne sont pas totalement absents : notre locutrice, qui conclut « après tout je suis autrice pas bûcheronne », ne manque pas de nous narrer sa soirée à l’Élysée, où le président de la République l’a conviée avec d’autres artistes. Elle ironise, mais elle signale. L’absence de tout jugement condescendant par ailleurs, la discrétion des prises de position idéologiques sont bienvenues – quoiqu’elles ne soient pas toujours si discrètes que ça : Fabien « nous accueille avec de la douceur dans le visage / nous raconte son parcours / 25 ans dans le social / il en pouvait plus / terrassé par le cynisme des dispositifs et par la maltraitance des employé.e.s »…

     

    Mais le problème est ailleurs, et tragiquement simple : elle écrit comme on parle. Zola, déjà, Céline savaient que ça ne suffit pas. David Lopez, par exemple, plus près de nous, le sait aussi (3). Anouk Lejczyk veut coller au  quotidien sans fioritures ni fard, mais, par excès de mise à plat, n’obtient que le trivial sans recul. La parole de ceux qui s’expriment par sa bouche, nivelée par sa propre voix, perd son relief, et on finit par glisser sur tout, y compris les contradictions auxquelles cette jeune femme si terriblement actuelle, devant quand même couper des arbres, participer à des battues, est confrontée.

     

    De temps en temps, un bref et authentique poème éclot au détour d’une page : « pleine lune / le brouillard prend ses quartiers / je patiente dans le froid avec ma chicorée / léger goût sucré à l’amorce de son amertume »… Mais très vite on en revient aux « je vois que dalle », aux « le propriétaire nous amène du cidre », aux « c’est super beau »…

     

    L’intérêt documentaire, évidemment, est bien réel. Mais pour l’intérêt documentaire, mieux vaut en général un ouvrage documentaire.

     

     

    Le Bonnet rouge, Daniel de Roulet (Héros-Limite)fr.wikipedia.org

     

    Daniel de Roulet, romancier et essayiste né en 1944 à Genève, s’est découvert un jour un ancêtre encombrant : « Jacques André Lullin de Châteauvieux, / commandant du régiment du même nom / au service de Sa Majesté le roi de France » – en l’occurrence, Louis XVI. « Les puissants vous accablent / de leur succès. / À leurs esclaves, / aux moins fortunés, / seule la littérature / rend la parole ». Pour faire pièce au souvenir du colonel et de ses semblables, l’auteur suisse va donc ressusciter la mémoire de Samuel Bouchaye et de ses camarades.

     

    En 1782, après qu’une tentative de révolution vient d’échouer à Genève, Samuel doit fuir en Savoie. Il y rencontre la belle Virginie, pêcheuse sur le lac Léman. Mais il a un riche et puissant rival, algarade, bagarre, il croit l’avoir tué. Pour échapper à la potence certaine, il s’engage dans le régiment de Châteauvieux, composé de volontaires en majorité suisses. Lui et les autres soldats de son escouade assistent de loin à la prise de la Bastille, puis sont renvoyés dans leur caserne de Nancy. Là, ils participent, en 1790, à une révolte, au cours de laquelle les hommes de troupe séquestrent leurs officiers. Cependant la ville est vite reprise et une répression féroce s’abat sur les mutins. L’un d’eux, André Soret, est roué, d’autres sont pendus, d’autres encore, dont Samuel et les membres survivants de l’escouade, sont envoyés au bagne de Brest.

     

    Ils en sont tirés en 1792 par l’Assemblée nationale. Conduits triomphalement à Paris, les voilà devenus des héros. Un défilé organisé par le peintre David a lieu en leur honneur, et leur bonnet rouge de forçats (« qui ressemble au bonnet phrygien / que portaient les esclaves affranchis. / Ça tombe bien ! ») devient symbole de liberté.

     

    « J’ai retenu le nom de sept mercenaires / et du supplicié André Soret. / De ces noms, j’ai fait des personnages », nous dit l’auteur-narrateur. Lequel a visiblement rassemblé, pour récrire cette histoire vraie, une documentation considérable. On se perd un peu dans le fonctionnement complexe de l’armée sous l’Ancien Régime, mais on découvre avec horreur le détail de la roue et le cauchemar du bagne. Lecture empathique et engagée de l’Histoire, bien sûr. Mais si l’aspect documentaire paraît ici bien à sa place, c’est que l’écrivain genevois a deux atouts de plus dans sa manche : une vraie écriture et l’art du contrepoint.

     

    La « prose coupée », franchement, on ne voit d’abord pas trop pourquoi. Le propos de l’éditeur (« une forme parfaitement adaptée à la concision du propos ») laisse rêveur. En clair, ça permettrait de faire un vrai volume de ce « roman » trop bref ?... La seule justification possible est ailleurs : les faux vers courts donnent au texte des petits airs de ballade façon Complainte de Mandrin, et contribuent ainsi à installer le récit dans une forme de littérature populaire.

     

    L’histoire de Samuel et Virginie (qui dit mieux ?) courant, du début à la fin, dans les marges de l’Histoire tout court, constitue, de fait, un petit roman sentimental digne de la littérature de colportage. Mais Virginie est surtout présente dans la mémoire de Samuel, où elle se confond avec les souvenirs du Léman, de ses lumières, de ses vents – soit que la brise d’été, « dérobant le parfum des foins coupés », « sème sur l’étendue les cloches du dimanche », soit que la bise, « roulant des vagues blanches et vertes », « écrase les masses d’eau en gerbes / contre les murs du rivage ».

     

    « Un quartier lunaire précoce / pose un reflet tremblant sur les eaux assombries du lac ». « Ils prennent place sur la grosse pierre, / elle caresse sa main. Ils chuchotent »… Sensibilité préromantique garantie d’époque. Samuel, pour résister au bagne, lit et récite aux autres La Nouvelle Héloïse, ce n’est pas un hasard. Par son intermédiaire, le document s’inscrit ici, modestement mais finement, dans la littérature.

     

    P. A.

     

    (1) Voir ici

    (2) Felis Silvestris

    (3) Voir ici

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  • www.geographicguide.comLes lecteurs habitués à ce blog me rendront sans doute une justice : à propos des livres que j’évoque, je fais de réels efforts pour parler de l’intrigue sans en dire trop. S’agissant du deuxième roman de Hernan Diaz, écrivain américain d’origine argentine, prix Pulitzer 2023, cette règle est cependant bien difficile à respecter. La structure, ici, voilà l’intrigue : elle est tout entière dans la succession des quatre parties. Impossible de parler du livre sans décrire cette architecture. Mais qu’on se rassure : elle est d’une habileté assez vertigineuse pour qu’il soit impossible aussi de déplier toutes les surprises et les subtilités dont elle est porteuse.

     

    Jeu de piste

     

    Première partie : Obligations ; un bref « roman » d’un certain Harold Vanner. Il raconte l’histoire de Benjamin Rask et d’Helen Brevoort. Fils de famille renfermé mais doué pour les maths, il est appelé à se construire une fortune colossale dans la finance. Fille de patriciens ruinés, en partie par la maladie mentale du père, elle est singulière et brillante. Tous deux forment un couple mystérieux, excentrique, tout-puissant, « créature mythique de la société new-yorkaise ». Elle s’illustrera dans la bienfaisance et le mécénat, il jouera, lors de la crise de 1929, un rôle tristement et cyniquement décisif. Ensuite la folie paternelle atteindra à son tour Helen, qui mourra dans d’horribles souffrances causées par le traitement choisi par son époux. Celui-ci lui survivra de longues années, mais sa gloire sera passée.

     

    2 : Ma vie, récit d’Andrew Bevel, dont la trame est semblable et le propos très différent. Après la mort prématurée de son épouse, un puissant financier tente de lui élever un mausolée biographique tout en faisant de lui-même un autoportrait flatteur en héros du libéralisme (« La prospérité d’une nation n’est fondée que sur une multitude d’égoïsmes qui s’alignent jusqu’à ressembler à ce que l’on appelle le bien commun »).

     

    Changement de décor dans la troisième partie : Ida Partenza est fille d’un anarchiste immigré d’Italie, qui vit tant bien que mal de sa profession d’imprimeur. Elle postule pour un emploi rémunérateur chez Andrew Bevel. Elle est embauchée. Il lui tend le roman de la première partie et lui indique son travail : répondre aux accusations dont il y est l’objet sous le masque de la fiction et au portrait qui y est brossé de sa femme, en rédigeant, d’après les conversations que tous deux auront ensemble, le récit que nous venons de lire en 2.

     

    On est alors en 1938. Mais au moment où Ida, des années plus tard, s’adresse à nous, elle a déjà publié elle-même plusieurs romans. Si elle replonge dans ses souvenirs, c’est que le New Yorker lui a commandé un article sur la transformation de la maison jadis occupée par feu Bevel en un musée. Elle a, du coup, accès aux archives – et aux journaux intimes de la vraie Mildred, jamais déchiffrés par qui que ce soit, lesquels constitueront la dernière partie du roman de Diaz.

     

    J’espère que vous avez suivi. Et vu le premier tour de force littéraire qui, je l’espère aussi, ressort du résumé ci-dessus. Nous avons en effet un pastiche (admirable) de roman psychologique à arrière-plan social dans le style d’Henry James ou d’Edith Wharton, suivi d’un récit de vie criant de vérité dans ses maladresses mêmes, d’un récit autobiographique authentiquement littéraire, et, enfin, d’un journal. Celui d’une femme mourante, d’une intelligence prodigieuse, en contact avec les plus grands noms de la musique de son temps, et dont on apprend qu’elle est la véritable auteure des coups financiers de son assez lugubre mari.

     

    Jeux de miroirs

     

    Car le tout forme bien sûr aussi un thriller financier, où nous sont décrites dans le détail « les contorsions de l’argent – les façons dont on [peut] le forcer à se recourber sur lui-même et à ingurgiter son propre corps ». Bien sûr, ce thriller est une critique féroce du capitalisme. Et, naturellement, on peut en faire aussi une lecture féministe. Bevel a voulu, dans son récit, transformer sa femme « en un personnage complètement anodin et inoffensif » ; Vanner, dans son roman, a cherché à la faire « entrer de force dans le stéréotype des héroïnes condamnées au malheur de siècle en siècle ». L’un comme l’autre, ils ont travaillé à « la remettre à sa place ». Et il fallait une femme, Ida, pour lui rendre enfin sa place véritable.

     

    Sauf que cette femme est, on l’a dit, romancière. Dans la partie du livre où elle prend explicitement la parole, elle ne cesse d’évoquer les « mensonges » qu’elle doit raconter à son anarchiste de père à propos de son travail chez un homme de Wall Street, ou de nous entretenir du personnage « fictif » qu’elle aide ce dernier à créer, et qu’elle compose, « comme la créature de Victor Frankenstein », à partir de morceaux trouvés dans les biographies de différents hommes célèbres. C’est par cette spécialiste en inventions et en trucages que nous avons accès au personnage de Bevel, au seul exemplaire restant du roman de Vanner (ledit Bevel ayant fait disparaître tous les autres), enfin au prétendu journal de Mildred…

     

    Tout est placé sous le signe de la fiction. On n’en finirait pas de se perdre dans les jeux de miroirs, de rappels et d’annonces qui renvoient d’une partie à l’autre du livre, et la vérité s’égare dans ce dédale, qualifié par le Literary Hub de « délicieusement borgésien ». Le titre, dans son ambiguïté même, sonne ironiquement : à qui se fier dans cette affaire ? Car le roman, comme le capitalisme, c’est le mensonge, la combinaison et le jeu. Et Hernan Diaz se joue du second en l’enveloppant dans la toile que tisse le premier. Angoissant, d’une certaine manière. Mais revigorant.

     

    P. A.

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