• fr.m.wikipedia.orgUn des chapitres les plus drôles de ce roman où l’on rit beaucoup, c’est la postface, écrite par Chris Kraus pour sa réédition allemande, en 2020, c’est-à-dire vingt ans après la première parution. L’auteur y raconte comment, jeune scénariste chargé d’écrire une nouvelle adaptation du Tambour, il se rendit avec Volker Schlöndorf chez Günter Grass afin de discuter du projet. Sous la plume de Kraus, le voyage de Berlin à Lübeck devient une odyssée comico-catastrophique, et l’entrevue avec le Prix Nobel une scène de comédie loufoque. Cependant l’échec de l’entreprise laissa le scénariste, avec l’argent touché malgré tout, libre de se lancer dans l’écriture d’un premier roman, « sous l’effet », dit-il, « d’un accès inopiné de mélancolie, mais avec une irrépressible envie de légèreté ».

     

    Bourrasques et choux-fleurs

     

    Des détours aussi capricieux, tout comme le contraste annoncé entre ombre et lumière, sont bien dans le style d’un auteur qui s’attache résolument, de livre en livre, à une forme singulière de baroque moderne. Dans l’article que j’ai consacré en son temps à Baiser ou faire des films (voir ici), je remarquais qu’il fait partie de ces écrivains qui racontent toujours la même histoire. Un des nombreux intérêts de la lecture consiste ici à repérer tout ce qui est déjà là, et se complexifiera encore en s’approfondissant jusqu’à la manie dans les romans suivants. Il y a déjà deux frères, comme dans La Fabrique des salauds (voir ici). Ils se nomment ici Ansgar et Jesko, et leur famille est, déjà, issue de la minorité allemande de Lettonie. Ils s’appellent déjà von Solm. Leur père est, en Allemagne, un des plus gros fabricants de ciment, matériau qui, comme chacun sait, sert à unir ce qui est disjoint mais aussi à ensevelir ce qu’on veut cacher. Un secret de famille, bien sûr, double, peut-être triple, et dont la partie la plus enfouie a rapport avec les convulsions de l’Histoire entre Allemagne et « Baltikum ». C’est le secret de famille de l’auteur lui-même, je l’ai évoqué ailleurs, il est toujours là – assez lourd pour rendre impossible d’écrire sans en parler aussi.

     

    Il y a déjà une circoncision tardive, et une femme qui, successivement, sera celle de l’un puis de l’autre frère. Tout se dédouble, se répète, se décale, dans un jeu de miroirs clownesque et violent, tout culmine, à plusieurs reprises, dans des scènes apocalyptiques, « bourrasques et averses torrentielles » annoncées cependant par « de petits reliquats brumeux en forme de chou-fleur ». Et, comme toujours, il est bien sûr impossible de résumer l’intrigue…

     

    Danse des morts

     

    Au début, Jesko, qui est le narrateur, revient, pour la première fois depuis longtemps, dans sa famille (« C’est à la douleur qu’on sait qu’on est chez soi. Pas au nom sur la sonnette »). Voici son portrait, fait plus loin par un autre personnage : « Un mètre quatre-vingts. Environ soixante-dix kilos. Mince. Fluet. Leucémique. La petite trentaine (…). Porte des jupes. Sans doute sous l’effet de la colère. Couturier de métier (…). Est journaliste de mode. Est tout et n’importe quoi. Loin de lui-même ». Jesko se promène avec, dans la poche de sa jupe, les Lettres à Lucilius, de Sénèque, qu’il cite volontiers à l’occasion. Mais les conseils du stoïcien sur l’art de supporter son sort seront peut-être inutiles : la mère de Jesko, Käthe (délirante, alcoolique, un brin mythomane), est prête à lui faire un don de moelle osseuse.

     

    Tel est le point de départ d’un récit qui tournera peu à peu à la danse des morts. « Quand tu deviens pudding, c’est comme une métamorphose de tes particules élémentaires (…), tu te rends compte que tu n’es que matière, une matière flasque (…), que les vers attendent de pied ferme » ; du reste, le monde n’est qu’un « trou d’aspirateur »… C’est la maladie et la proximité de la mort mais aussi la mémoire secrète du passé qui imposent ce climat funèbre. Jesko déteste le blanc, « couleur des victimes », le noir, « couleur des criminels », mais quand il annonce : « Je me suis promis de faire suivre mon article sur le blanc et le noir (…) d’une étude de plusieurs pages sur le rouge tragique », on reconnaît soudain les trois couleurs du drapeau nazi.

     

    Et pourtant, comme je l’ai dit, on rit beaucoup. La force du texte réside justement en ceci que le tragique même, poussé du côté de la folie et de l’absurde, s’inverse pour provoquer le rire. Tout est personnifié, comme chez Elfriede Jelinek première manière : les canards « pag[aient] joyeusement avec leurs pattes lobées », les vers sont « paniqués », la lune « [a] l’air si insouciant, alors qu’elle [doit] bien savoir ce qui l’attend ». La pente naturelle du récit, c’est le pandémonium grinçant. Et il faudrait parler aussi de la nervosité et du brio du style (toujours l’admirable travail de Rose Labourie), du sens des attaques et des chutes de chapitre : « Ansgar tient à son nom » ; « J’ai descendu la vodka d’un trait » ; « On l’avait expédiée à la cave » ; « Pour quoi ? Pour tout »…

     

    Oui, dès ce premier roman, tout était déjà bien en place pour le grand opéra Chris Kraus.

     

    P. A.

     

    Illustration : gravure de Michael Wolgemut, 1493

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  • www.visitbritain.comEn 2022, le même éditeur republiait un roman de 1950, Le Festin (voir ici). Cette année, en attendant, pour 2024, une troisième réédition de Margaret Kennedy, Les Oracles, voici ce Divorce à l’anglaise, paru en Grande-Bretagne en 1936, et en 1939 chez Plon, dans la même traduction, cependant révisée. Elle est, disons-le tout de suite, superbe, mise à part le fâcheux emploi de l’expression « classe moyenne » pour traduire l’anglais middle-class (lequel désigne, comme chacun sait, la bourgeoisie dans son ensemble).

     

    « Nous sommes seuls »

     

    Entre les deux romans, il y a la guerre, qu’on sent se profiler à l’horizon du dernier paru, lequel est aussi le premier dans le temps : certains des personnages sont des pacifistes militants, d’autres s’efforcent de venir en aide aux juifs allemands, d’autres encore trouvent que « la persécution ne rend pas nécessairement les gens plus sympathiques ». Les préoccupations politiques ou sociales sont pourtant beaucoup moins présentes dans Divorce à l’anglaise qu’elles ne le seront dans Le Festin. Ou si elles le sont, c’est de façon plus indirecte… Alec et Betsy ne s’entendent plus. Ils décident, d’un commun accord, de divorcer. Consentement mutuel alors inhabituel, et qui se révélera une chimère lorsque la mère d’Alec, laquelle « n’aurait plus qu’à mourir si son pouvoir sur autrui lui était retiré », s’en sera mêlée, provoquant sans le vouloir le départ de son fils avec Joy, la belle jeune fille chargée de veiller sur les enfants. Suit une période de déchirements féroces, soigneusement organisés par certains « amis » et attisés par la rumeur publique.

     

    Le divorce, en fin de compte, est celui de toute une famille. La fille, Eliza, choisira son père. Kenneth, le fils, sa mère dans un premier temps. Chacun devra, que ce soit à côté des autres ou non, repartir seul vers son propre destin. Car, comme cela est indiqué à plusieurs reprises, « on ne peut jamais atteindre l’esprit de l’autre. Nous sommes seuls ».

     

    « Guirlande de silhouettes »

     

    À l’inverse du Festin, qui tirera sa densité de l’unité de lieu et de temps, ce roman-ci multiplie les décors et se déploie sur plusieurs années, à partir cependant d’une première partie-matrice pendant la période privilégiée des vacances d'été, sur les côtes, cette fois, du Pays de Galles. Chez Margaret Kennedy les choses importantes se passent en été, dans un environnement naturel qui ne se laisse jamais tout à fait oublier : falaises, montagnes dont « les failles bleues du soir envahiss[ent] les pentes », « espace léger », « crépuscule s’amass[ant] sous les arbres » entourent un ballet de personnages formant à l’occasion « une guirlande de silhouettes (…) par-dessus la crête d’une colline ».

     

    Ce sont ces personnages qui font malgré tout l’essentiel du roman. On est dans le monde de la finesse : en un jeu savant de points de vue croisés, chaque figure se dessine avec une précision saisissante. Alec écrit des livrets d’opérette à succès, ce qui laisse augurer de sa faiblesse et de son charme. Betsy, à trente-sept ans, estime n’avoir jamais connu le bonheur : « On l’en avait grugée ». Le divorce et un second mariage lui permettront de lâcher la bride à son égoïsme et à son arrivisme. Les plus jeunes, ici aussi, sont les plus clairvoyants, et surtout les plus souples et les plus ouverts au changement. Kenneth, après un épisode probablement homosexuel et indéniablement calamiteux, saura passer de sa mère à son père pour se libérer progressivement des influences. Son ami Mark, d’abord imbus de lui-même, puis révolté contre l’ordre social, trouvera son salut dans le contact avec autrui au sein de l’armée. À la grande surprise d’Eliza.

     

    « Visage légendaire »

     

    C’est peut-être en fin de compte surtout l’histoire de cette jeune fille en train de devenir femme que nous conte Margaret Kennedy, composant un admirable portrait d’adolescente comme savent en tracer les romanciers britanniques. On la connaîtra « grosse », « sincère » et « optimiste » au sortir de l’enfance. Puis sûre d’elle et ravie de penser que « deux foyers dépend[ent] de son bon sens et de son égalité d’âme ». C’est seulement sous l’effet de son attirance pour Mark qu’elle s’ouvrira à autrui en découvrant l’amour.

     

    La dimension morale, qui caractérise l’univers de l’écrivaine anglaise, est bien là. On accède à soi et à son propre équilibre en se défaisant de l’égocentrisme, des préjugés et, surtout, de la domination des autres – de celle qu’on exerce comme de celle qu’on subit. C’est cela que devront apprendre, dans ce qui ressemble à un vaste roman d’éducation, tous les héros, à commencer, encore une fois, par les plus jeunes. De leur aspiration à vivre, de leur abandon à un désir libéré du narcissisme, Margaret Kennedy tire, par la grâce de quelques scènes au lyrisme discret, des moments d’authentique émotion. Ainsi de la très belle réconciliation qui, vers la fin du roman, rapproche définitivement Eliza et Mark sur fond de Schumann. Voyant un peu plus tard passer sa fille, Alec, non sans nostalgie, reconnaît « ce visage légendaire du bonheur, tourné vers le ciel serein »…

     

    P. A.

     

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  • www.rhapsody.frJoseph d’Anvers, me dit-on, est né en 1980, est auteur-compositeur-interprète et a déjà publié deux autres romans. Son héros-narrateur a quelques années de plus, puisqu’il est en classe terminale lorsque meurt Kurt Cobain (1). La première phrase du roman annonce cette mort en pastichant Camus : « Aujourd’hui, Kurt Cobain est mort ». À la dernière seulement, on apprendra le nom du héros, et c’est Victor. Jolies idées, qui inscrivent d’emblée dans la tradition du roman d’éducation un joli petit livre, dont tout le monde aura compris que son principal et même son seul sujet tient en un mot : l’adolescence.

     

    Chacun connaît mon intérêt pour le thème. Un de ses aspects fascinants réside dans les permanences qui s’y manifestent par-delà tous les marqueurs d’époque. Les références musicales qui abondent dans Un garçon ordinaire ne sont pas les miennes, quand il est question de Sonic Youth, Dinosaur Jr. ou « Pixies et consorts », je me demande qui sont ces personnes. Les jeunes gens de Joseph d’Anvers, contrairement à ceux de mon adolescence à moi, ne font pas de politique, ils n’ont pas non plus d’intérêt pour la philo ou la littérature. Les seuls livres qu’il leur arrive (parfois) d’ouvrir sont leurs livres de classe – sans qu’on puisse incriminer la technologie, puisqu’ils n’ont pas encore de téléphone portable ou d’ordinateur.

     

    « Presque vieux »

     

    Mais ça ne m’empêche pas de m’y retrouver, comme le fera quiconque aura lui-même été un jour un adolescent digne de ce nom. Victor écrit « à la va-vite dans [son] agenda » des phrases où « tout s’imbrique parfaitement », « les mots coulent, jaillissent, au fil des accords [qu’il] égraine ». Des mots que Joseph d’Anvers se garde, autre bonne idée, de nous faire partager, mais on imagine… Son personnage a la nostalgie anticipée chère à son âge, voire un peu plus. Car ce n’est justement pas « un garçon ordinaire ». Qui en est un, à dix-huit ans ? Victor « perçoi[t] clairement » chez ses camarades des sentiments que ceux-ci « s’efforc[ent] de dissimuler ». Quand il est parmi eux, « un flash de lucidité » vient souvent lui révéler la fragilité du moment qui passe. Il lui arrive même de se sentir « usé, désabusé, presque vieux », quel ado n’est passé par là ?

     

    Notre ami, c’est aussi de son âge, vit sous la tyrannie de l’imagination. Quand il joue de la guitare, il « par[t] », et des « scènes », des « visions » lui dictent les paroles. « J’erre quelque part sur la côte Ouest américaine (…) dans ces contrées pluvieuses entre Portland et Seattle »… Qu’est-ce qui lui arrive pour de bon, à part ça ? Peu de chose. C’est l’année du bac, dont le rituel clôt le livre. Victor se découvre auteur-compositeur-interprète, il se décide enfin à sortir, comme on dit, avec Alice, lui et ses potes s’embrouillent avec les « skateurs », un copain se fait renvoyer du lycée pour cause de bagarre à la cantine et disparaît. C’est la tragédie de l’année : « Mon pote, mon frère, mon alter ego, ton silence est une déchirure. Ton absence, une béance ».

     

    Pastellisation

     

    On ne peut pas s’attendre à ce que Victor prenne de vraies distances par rapport au sujet, mais l’auteur lui-même n’a pas l’air d’en prendre beaucoup. On dirait un peu un livre sur l’adolescence écrit pour des adolescents par un ado. Et les discours, comme les bons sentiments, sont toujours prêts à se donner carrière. Le copain Karim « ne part clairement pas avec les mêmes conditions dans la vie » ; c’est triste. « Il y a toujours, entre les enseignants et [leurs élèves], un peu plus que les théorèmes, les textes classiques (…) ou le système nerveux des grenouilles » ; c’est gentil. Au fond, « seuls les bras d’une mère comptent »… Quel bon gars, Victor !

     

    Tout ça, cependant, fautes de vocabulaire et de syntaxe incluses, a le mérite de la cohérence. Et l’intérêt du livre est peut-être dans sa manière de coller, presque maniaquement, à son propos. L’extrême minceur d’une intrigue vite résumée (« Un pote manque à l’appel, une fille m’embrasse, et je suis perdu ») est un atout. Car ce qu’il y a de mieux, ce sont les vides, les blancs, les moments creux, voués à cet ennui mélancolique et complaisant si propre à l’âge dont il s’agit. Le récit aime s’attarder sur « ces longues minutes suspendues (…), comme si la vie était en pause », quand « tout s’estompe, se pastellise ». « Le soleil décline à l’horizon. Des parfums de lilas, de vase et de bois mouillé flottent dans l’air (…), on se rassied dans l’herbe »… C’est aussi, et peut-être d’abord, cela, l’adolescence. Quelle que soit l’époque.

     

    P. A.

     

    (1) Le 5 avril 1994, comme chacun sait…

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  • Voici deux auteurs qui ont en commun de travailler la biographie sans essayer d’en faire un roman. Ça nous change. Il s’agit plutôt, pour eux, de pousser le genre biographique jusqu’à ses limites, et de faire ainsi apparaître les rapports que peuvent avoir le récit d’une vie avec tous les récits de vie, une vie donnée avec toutes les vies possibles.

     

    www.duomomilano.itRimbaud et la veuve, Edgardo Franzosini, traduit de l’italien par Philippe Di Meo (La Baconnière)

     

    On se souvient que l’écrivain italien a mis au point une méthode singulière, qu’il appliquait dans Monsieur Picassiette (1) et dans Bela Lugosi (2) : au lieu, comme le fait le roman biographique, de tirer la fiction vers la biographie, il conduit (c’est bien plus troublant) la biographie dans les régions où celle-ci touche au fictif. Ici, la méthode est pourtant assez différente… En 1875, année du renoncement à la littérature, Rimbaud, au cours de ses incessantes pérégrinations, passe deux mois à Milan. Il y aurait été recueilli et logé (voire plus) par celle que Verlaine nomme une « vedova molto civile ». On n’en sait pas davantage. On ne sait rien, en fait. Notre auteur ne cesse de le dire : « De la même façon qu’on ignore la durée exacte du séjour (…), on ne connaît pas non plus les raisons exactes… » ; « Nous n’avons aucune idée de la façon… » ; « Les documents (…) sont à peu près inexistants, les témoignages et les comptes-rendus (…) rares (…), vagues, imprécis, insatisfaisants »… Le pari de Franzosini est de tirer de cet épisode quasi hypothétique tout le possible, en se gardant de broder pour compléter comme il le faisait dans les deux autres ouvrages.

     

    Il y parvient grâce à sa technique habituelle, toute en contours, détours, annexes, parenthèses et érudition malicieuse. Explorant en détail la vie à Milan à l’époque où Rimbaud y serait passé, troussant la comédie que fut l’érection d’un buste du poète à Charleville, s’attardant sur les aventures de l’inénarrable Paterne Berrichon, le beau-frère posthume…

     

    À force de pressurer et d’évider ainsi un sujet déjà plus que mince, l’écrivain italien finit par le réduire, avec celle qui en est le centre, à « cette consistance incertaine que seul possède un fantôme ». Il en résulte pourtant un livre. Et peut-être la plus parfaite allégorie de la biographie comme art de l’impossible… Les traces d’une vie, à force d’être scrutées, n’en viennent-elles pas toujours à se brouiller et se perdre ?

     

    François Truffaut en 24 images/seconde, Anne Terral (Médiapop éditions)www.youtube.com

     

    Anne Terral, romancière, auteure de nombreux livres pour la jeunesse, publie un texte qui a fait l’objet d’une création radiophonique sur France Culture en 2018. « Une fiction », dit-elle en préambule. Pourtant elle aussi s’abstient d’inventer. C’est la mémoire qu’elle interroge. La sienne, en tant que spectatrice – dans de rapides descriptions de séquences, telle cette belle évocation de la scène finale des 400 coups. Celle, surtout, qui s’est inscrite dans un des cinémas les plus autobiographiques qui soient : scènes imaginées mais vraisemblables de la vie de Truffaut (« Oui, c’est sûrement ça »), dialogues imaginaires de scènes probables se succèdent en vingt-quatre courts chapitres, qui font eux-mêmes se succéder de courts paragraphes quelquefois proches du verset.

     

    Un usage de la subdivision et de la coupure qu’annonçait déjà le titre, et qui est au principe d’une écriture mimant un cinéma qui répétait lui-même – et maquillait – la vie. Dans ce jeu de miroirs, celle-ci, à nouveau, se prend et se perd.

     

    P. A.

     

    (1) Paru chez JC Lattès en 1998, republié par La Baconnière en 2021, voir ici

    (2) La Baconnière, 2020, voir ici

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  • curieupetitlieu.canalblog.comIl y a aussi un fleuve, beaucoup d’animaux, une héroïne peu à l’aise avec le collectif, dans un pays où celui-ci prime encore plus qu’ailleurs sur l’individuel. Tout baigne aussi dans une atmosphère de rêve, ou plutôt d’insidieux cauchemar…

     

    Pourtant, c’est un peu l’envers de L’Usine (Bourgois, 2021, voir ici), où l’écrivaine à présent quadragénaire faisait du monde du travail un tableau grinçant mâtiné de fantastique. Ici, tout commence au contraire par l’entrée dans l’inactivité. Le trou du titre, c’est d’abord le coin de campagne où Asahi échoue après que son mari a été muté dans « une petite agence » de province. Ses beaux-parents se trouvent habiter dans le secteur et y posséder une maison voisine de celle qu’eux-mêmes occupent. Elle est vide, le couple s’y installe, après que la jeune femme a quitté un emploi en CDD, d’ailleurs peu exaltant.

     

    D’un trou l’autre

     

    Seule tout le jour et sans voiture dans ce qui n’est qu’un « hameau, avec un très petit nombre d’adresses », elle expérimente la vie de femme au foyer. « Le rêve », lui disait une collègue. Voire : « Je pensais que j’en aurais marre au bout d’une semaine, alors qu’en fait il n’a fallu qu’une journée ». Quelque chose semblait prédisposer à la solitude celle qui avouait ne pas être « quelqu’un de très sociable », et ne pas tenir « à tout prix à avoir un enfant », même si l’idée « ne [lui] répugn[ait] pas absolument ». Elle est néanmoins vite la proie d’un malaise perfide, dans cet endroit où règne en permanence une chaleur que paraît traduire acoustiquement la stridulation ininterrompue d’énormes cigales. « On dirait que rien ne bouge. Les arbres sont immobiles » ; « Il n’y a personne, ni sur la route, ni aux fenêtres des maisons, nulle part. Comme s’il existait une règle disant qu’on ne met pas un pied dehors tant qu’il y a du soleil ». Et l’impression d’inquiétante étrangeté s’accentue encore quand, envoyée par sa belle-mère faire une course à la Supérette, Asahi aperçoit au bord du fleuve un animal au pelage noir n’appartenant à aucune espèce connue. L’ayant suivi parmi les herbes des berges, elle tombe dans le second trou du récit – un trou, cette fois, au sens littéral du terme.

     

    La nouvelle Alice sortira de ce drôle de terrier avec l’aide d’une voisine inopinément surgie. En est-elle bien sortie ? Le trou où, en guise de lapin blanc, l’a menée un animal noir n’est que la métaphore de celui où on tombe lorsqu’on s’aventure hors du groupe et loin des normes qui le régissent. De cet autre côté du miroir on découvre un monde inversé. Dans un environnement où semblaient dominer les vieillards, voilà que les enfants grouillent, envahissants, voire agressifs, se livrant à d’étranges jeux et autres activités improductives. Les éléments, la terre, l’eau, se révèlent pleins d’une vie exubérante, et les insectes, de partout, surgissent en gros plan. Le mari toujours absent ou absorbé par son téléphone portable se voit soudain pourvu d’un frère logorrhéique, qui vit dans une cabane au fond du jardin de ses parents et dont « la jeune épouse » n’avait jamais entendu parler.

     

    Fuir le pays des merveilles

     

    « Il y a vingt ans, j’étais déjà un ado, qui sans la moindre hésitation a quitté l’école, transporté son lit dans la cabane qui sert de remise et commencé à vivre là », raconte notre homme. « De nos jours, on me mettrait dans les catégories hikikomori (1) ou décrocheur ». Puis, apprenant l’épisode du trou et de la chute, il précise aussitôt : « Le lapin, c’est moi ».

     

    Mais les aventures d’Asahi dans son singulier pays des merveilles n’ont rien de plus agréables que celles de sa devancière britannique. Entre deux mauvais rêves, l’héroïne de Hiroko Oyamada optera en fin de compte pour le moins effrayant. Avant de disparaître aussi mystérieusement qu’il avait surgi, le « beau-frère » probablement imaginaire avait déploré que la jeune femme, au fond, ait « choisi » « de participer (…) à cette espèce de courant sans fin » des générations et du conformisme social.  Elle obéira à ce qui sonne comme une injonction par elle-même à elle adressée. Le grand-père, bien réel, lui, mais qui paraissait hanter comme un spectre la maison des beaux-parents, se décide à mourir. Les rites funéraires qui accompagnent son décès marquent le retour d’Asahi chez les vivants. Elle accepte un travail à la Supérette, au dernier paragraphe elle enfile son nouvel uniforme, et trouve qu’elle ressemble à sa belle-mère.

     

    La quatrième de couverture, naturellement, insiste sur « la critique » des « normes sociales qui régissent nos sociétés aux dépens des femmes ». Mais au-delà de la remise en cause d’un système japonais qui n’est que l’image grossie de tous les systèmes sociaux modernes, on voit se dessiner une réflexion bien plus dérangeante et plus subtile… Alice-Asahi ressort de son trou. Elle revient de l’angoissant envers de la normalité, constatant que l’aliénation est sans doute un moindre mal, et la seule protection efficace contre une perte de soi autrement radicale. C’est moins encourageant, bien sûr… Mais la vraie littérature est-elle là pour encourager ?

     

    P. A.

     

    (1) On sait (je viens de l’apprendre) qu’un hikikomori refuse la vie sociale et vit à l’écart, cloîtré par exemple dans sa chambre.

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