• Nous y voilà. Le mois de septembre a commencé, le 18 août, date de parution des premiers romans de la rentrée. Dès samedi, je commencerai à vous parler de certains d’entre eux. D’ores et déjà voici quelques impressions générales, nées de mes premières lectures et de coups d’œil obliques à des quatrièmes de couverture.

     

    photo Pierre Ahnne

     

    Familles, je vous aime

    Que ferait-on sans les familles ? À nous, pères, mères, aïeux, ancêtres, frères, sœurs, voire, pour parler comme la comtesse de Ségur, bonne d’enfant (Dea Liane, Georgette, L’Olivier) !  Combinant l’autobiographie et le récit de vie, les associant à la trop fameuse quête de soi, ce roman familial d'un nouveau genre, qu’il tende vers l’Histoire, la géographie politique ou le romanesque pur et simple, est partout. Et, bien sûr, son intérêt principal réside ailleurs que dans son thème, soit qu’il orchestre le jeu croisé des voix (Sophie G. Lucas Mississippi, La Contre-Allée), soit qu’il articule une réflexion subtile sur le roman en tant que tel (Isabelle Dangy, Les Ondes, Le Passage), ou sur le temps (Agnès Desarthe, Le Château des Rentiers, L’Olivier), soit enfin que les sensations y soient le moteur de la mémoire, comme dans l’admirable Ghost Town, du Taïwanais Kevin Chen (Seuil).

     

    Moi et les autres

    Le roman biographique s’essouffle un peu, me semble-t-il, malgré Maggie O’Farrell (Le Portrait de mariage, Belfond) et Stefano Massini (Manhattan Project, Globe). Mais raconter des vies ou, plus ou moins, la sienne, ça se fait toujours : ainsi de Jean-Pierre Gattégno, qui revisite avec brio le roman d’adolescence (L’Étrange Journée de Raoul Sevilla, L’Antilope), ou, dans un style très différent, de Hernan Diaz, qui, dans Trust, construit une méditation vertigineuse sur les rapports entre écriture, fiction et vérité (L’Olivier).

     

    photo Pierre Ahnne

     

    Histoire majuscule

    Décidément, on n’y échappe pas. Elle joue souvent le rôle principal, comme chez Daniel de Roulet (Le Bonnet rouge, Héros-Limite), Darragh McKeon (Le Dimanche du souvenir, Belfond) ou, déjà cités plus haut, Maggie O’Farrell et Stefano Massini. Elle peut aussi s’entrelacer à d’autres motifs, comme chez Kevin Chen, Isabelle Dangy ou Agnès Desarthe. Toujours l’étrange obsession du vrai ?... Il arrive pourtant que la vérité historique se grime et emprunte les oripeaux de la fiction la plus débridée, comme chez Louis-Ferdinand Despreez, lequel retente, avec Le Taureau de La Havane, le conte philosophique (drolatique) (Éditions du Canoë) ou chez Dana Grigorcea, qui, dans Ceux qui ne meurent jamais, fait renaître Dracula dans une Roumanie très actuelle (Les Argonautes).

     

    photo Pierre Ahnne

     

    … et une drôle de manie

    Quels que soient le thème et le sujet, la prose coupée a le vent en poupe. Cette manière d’aller régulièrement à la ligne se répand, dont certains pensent peut-être qu’elle suffit à faire du roman un poème. En général, les auteurs et les éditeurs ont quand même d’autres justifications à avancer – lesquelles passent quelquefois à côté de justifications peut-être plus probantes… Quoi qu’il en soit, le procédé s’utilise tout spécialement dans des genres qui devraient au contraire s’inscrire dans une forme de réalisme, comme la fiction historique (Daniel de Roulet, Massini) ou l’autofiction tendance sociale (Anouk Lejczyk, Copeaux de bois, Éditions du Panseur). Bizarre…

     

    Pour plus de détails, rendez-vous dans quelques jours. D’ici là, bonne rentrée à tous.

     

    P. A.

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  • photo Pierre AhnneOn apprenait jadis ses poèmes à l’école. Mais on ne la savait pas, alors, également romancière, journaliste, historienne, dessinatrice et sculptrice. Qui dit mieux ? Lucie Delarue-Mardrus est bien à l’image d’une époque qui aima les volutes et les ondoiements avant la guerre qui la coupe en deux, la vitesse après.

     

    Cinquante romans

     

    Elle était en effet née en 1874, d’un père avocat, Georges Delarue. Cependant sa vie artistique et publique commence en 1900, quand, ses parents ayant refusé de la marier au capitaine Pétain, elle épouse Charles Mardrus, orientaliste et traducteur des Mille et Une Nuits. Ce sont alors des voyages en Égypte, en Syrie, en Afrique du Nord, d’où elle rapporte des reportages, des récits, devenant une espèce de spécialiste des civilisations musulmanes et maîtrisant parfaitement l’arabe.

     

    De retour à Paris, elle fréquente le monde artistique et littéraire, a plusieurs amantes, divorce en 1915, participe au championnat de France d’échecs féminin en 1927… et publie, jusqu’à sa mort, en 1945, pas loin de cinquante romans, ainsi que des recueils de vers, des contes, des pièces de théâtre, des biographies – Oscar Wilde, mais aussi Thérèse de Lisieux.

     

    Librairie en plein vent

     

    Car elle était normande et, paraît-il, fort attachée à sa région natale. Ce qui explique qu’on trouvephoto Pierre Ahnne parfois ses œuvres chez Antoine Serdaru (1), libraire de livres anciens sur les marchés de Trouville et Deauville. Cet homme affable et cultivé recueille dans ses casiers exposés en plein air des bibliothèques entières qui reflètent souvent des goûts et des éruditions devenus rares. Le théâtre complet de Plaute (version bilingue) est resté longtemps sans acquéreur. J’ai moi-même reculé devant Les Poulpes, de Guérin. Mais j’ai acquis, d’autres fois, certains trésors datant de la Belle Époque ou de l’entre-deux-guerres. Ainsi, pour une somme modique, l’hiver dernier, François et la liberté, de Lucie Delarue-Mardrus. Et pas la simple édition Ferenczi de 1933, non, la réédition de 1936, chez le même éditeur, avec des bois de Claude René-Martin.

     

    Un mauvais sujet

     

    Ce roman, qui fut, paraît-il, adapté à la télévision en 1980 (2), raconte l’histoire de François, un garçon bien antipathique. Quand le récit commence, peu après la fin de la Première Guerre mondiale, il a dix-sept ans. Orphelin d’un père navigateur (tout un programme), il est élevé par son oncle notaire (idem) et sa tante bigote, entre deux cousines qui ne valent pas mieux. Il les déteste, ne rêve que de s’évader, tous les moyens lui seront bons. Au premier chapitre il rencontre deux personnages qui, sans bien le savoir et chacun dans son style, vont l’y aider : Simone, jeune jupière ; Marcelin Grand, « communiste » tirant plutôt vers le nihiliste russe, et ancien repris de justice. Fasciné par l’un, il séduit l’autre par la littérature (autre époque…), en lui faisant croire qu’il est poète… et en lui écrivant bel et bien de vrais vers.

     

    On n’entrera pas dans le détail des boucles et surprises à l’issue desquelles les deux pistes se rejoignent enfin, faisant du « petit fauve » « heureux et fier » de « couver de mauvais secrets », après quelques années, un journaliste en vogue et, surtout, un romancier promis à une belle carrière. Les deux composants de sa personnalité fusionnent là. Car son obsession de la liberté cohabite avec une inclination légèrement pathologique au mensonge, l’une et l’autre convergeant en une plasticité et un don d’adaptation qui font de lui un « caméléon » capable de « trouv[er] toujours ses aises dans n’importe quelles circonstances ». Expert en « apparences », en « masques », le garçon sait « représenter aux yeux d’autrui ce qu’il n’[est] pas ». Pour finir, il devient ce qu’autrui croyait qu’il était– un romancier, c’est-à-dire une « autre sorte de cabotin, un cabotin qui écrit ses rôles au lieu de les jouer ».

     

    photo Pierre AhnneEn souplesse

     

    Tout cela est expliqué, répété, souligné, avec une insistance qui est sans doute d’époque. Comme l’est, à l’occasion, le style : « Orchestre informe, les trompes des autos éclataient sur la basse sourde de Paris allumé déjà » ; « Il n’était plus qu’un jeune mâle soudain pubère dont l’heure a sonné d’exercer de miraculeuses et fatales forces »… D’où vient pourtant qu’on arrive au bout de ce court roman comme sans s’en apercevoir, avec l’impression de sortir d’un récit plein d’allant et, somme toute, rondement mené ? L’absence de descriptions et de pauses pittoresques ? L’art de la coïncidence et du glissement ?... La souplesse : celle de François, celle de la narration, celle de la narratrice, aimerait-on dire, la confondant avec une écrivaine dont tout montre qu’elle fut aussi une femme libre.

     

    Et puis, au moins, pas de bons sentiments. La naïve jupière seule avec son amoureux : « "Je suis orphelin. Je n’ai plus ni père ni mère." Elle ouvrit grand la bouche. C’était trop beau ». Ledit amoureux, quelques pages plus loin, est arrivé à ses fins avec la même : « Ah ! l’amour ! C’est cela ? C’est cette attrape-là ? (…) Tant avant, si peu de choses après ! » Ouvrière, révolté, notaire, personne n’échappe au ton grinçant. Satire ou cynisme ? On ne sait pas trop. Et cette indécision narquoise va bien à une histoire de jeunesse et de désir, portée et emportée par la jubilation de narrer.

     

    P. A.

     

    photo Pierre Ahnne

     

    (1) Voir ici

    (2) Sur Antenne 2, dans le cadre d’une série intitulée Les Amours des années folles

     

    Illustrations : bois gravés de Claude René-Martin pour le roman de Lucie Delarue-Mardrus François et la liberté

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  • C’est l’été. Ce blog va adopter un rythme moins soutenu. Pour vous aider à traverser les vraisemblables canicules, voici quelques suggestions en forme de rappels, à propos de certains des livres dont j’ai parlé depuis janvier.

     

    photo Pierre Ahnne

     

    Frontières

    Mes désirs futiles, Bernardo Zannoni, traduit de l’italien par Romane Lafore (La Table ronde/Quai Voltaire)

    Une fouine, un renard, un porc-épic… Il n’y a pas d’hommes dans le roman du jeune écrivain italien. Mais dans tout animal réside une part d’humanité, et inversement. Un récit palpitant mais subtil, qui installe la différence au cœur du même…

     

    Le Livre de Pacha, Véronique Sales (Vendémiaire)

    Pacha a été poisson ou cerf, il parle avec les apparitions et les esprits. André écrit un livre sur lui, et son style ressemble à celui de Véronique Sales, dont les longues phrases sinueuses disent l’unité secrète et musicale du monde.

     

    Les Gardiens de la maison, Shirley Ann Grau, traduit de l’anglais par Colette-Marie Huet (Belfond [vintage])

    Prix Pulitzer 1965, ce roman s’inscrit dans la grande tradition littéraire du sud des États-Unis : vaste demeure, nature omniprésente, vieille famille, secrets et vengeances… Au cœur de l’intrigue, les liens complexes et violents entre Blancs et Noirs.

     

    Peinture

    Vincent Van Gogh, L'éternel sous l'éphémère, Stéphane Lambert (Arléa)

    L’écrivain belge continue à marcher sur les traces des peintres. Ici, on poursuit, d’un tableau de Van Gogh à l’autre, le contact toujours fuyant avec un artiste qui poursuit lui-même l’union toujours dérobée avec le réel.

     

    Bacon, juillet 1964, Gilles Sebhan (Le Rouergue)

    L’auteur du Royaume des insensés se fait pur regard pour suivre, à sa manière et plan par plan, un bref documentaire tourné en 1964 dans l’atelier de Bacon. Avec les moyens de la littérature, il applique la méthode de son grand modèle : tordre la réalité pour mieux « court-circuiter l’apparence ».

     

    Ruptures

    Il suffit de traverser la rue, Éric Faye (Seuil)

    Éric faye raconte un plan de licenciement dans une grande agence de presse : le roman de bureau prend des teintes fantastiques, et la critique sociale s’imprègne d’humour absurde.

     

    Divorce à l'anglaise, Margaret Kennedy, traduit de l’anglais par Adrienne Terrier et Anne-Sylvie Homassel (La Table ronde/Quai Voltaire)

    Dans ce roman de 1936, l’auteure du Festin relatait un divorce et ses répercussions dans une famille. Humour, grâce, subtilité cruelle… Et d’admirables portraits d’adolescents, lesquels sont ici les vrais héros.

     

    Mémoires

    Le Secret de Sybil, Laurence Cossé (Gallimard)

    Cette histoire d’’amitié amoureuse et d’adolescence réunit, par la magie d’un style impeccable, portrait de famille et tableau d’une époque.

     

    Voyage à rebours, Jacob Glatstein, traduit du yiddish par Rachel Ertel (L’Antilope)

    Le grand écrivain yiddish relate le voyage effectué en 1934 de New York à Lublin, d’où il était venu vingt ans plus tôt. Retour en arrière dans l’espace et dans le temps où tout prend des teintes grotesques, absurdes, cocasses, déjà tragiques…

     

    Rombo, Esther Kinsky, traduit de l’allemand par Olivier Le Lay (Bourgois)

    L’auteure de La Rivière évoque le tremblement de terre advenu en 1976 dans une région montagneuse du nord de l’Italie, en faisant entendre les voix des villageois qui l’ont vécu. Mémoire humaine, langage mystérieux de la nature… L’écriture, entre flux et fragments, explore les rapports entre l’homme, les choses et le temps.

     

    photo Pierre Ahnne

     

    Et aussi…

    Les Moments littéraires, n° 50

    Le nouveau numéro de La Revue de l’écrit intime comprend un dossier consacré à Catherine Millet. On y trouve notamment un long entretien avec l’auteure de La Vie sexuelle de Catherine M., laquelle a publié en 2022 le cinquième volume de sa série autobiographique, intitulé Commencements (« C’est peut-être une façon de nier le temps, ou plutôt de s’envelopper du passé comme d’un grand manteau qui vous protège des agressions du présent »). Dans un texte inédit, Catherine Millet s’interroge ensuite sur les rapports entre passion de l’art et libertinage.

     

    Dans le même numéro figurent un extrait du journal d’Henri Raczymow, et un article de Florence Naugrette sur L’œuvre de Victor Hugo dans le journal épistolaire de Juliette Drouet.

     

    Le traditionnel Portfolio est consacré à des photos de nus de Jean Rault.

     

    photo Pierre Ahnne

     

    Nous ne nous quitterons pas tout à fait avant septembre : d’abord je compte renouer l’une ou l’autre fois avec l’habitude des billets estivaux, ensuite les premiers livres de la rentrée paraîtront dès le 18 août.

     

    photo Pierre Ahnne

     

    À tous, un été aussi lumineux que possible, et de belles lectures…

     

    P. A.

     

    Illustrations : les deux tableaux sont des oeuvres de Philippe Pradalie (1938-2015)

     

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  • centraltransylvania.comLes Éditions du Canoë ne craignent pas le contraste ni le contre-courant. Après nous avoir fait découvrir les romans d’espionnage où Julian Semenov livrait une vision soviétique et néanmoins subtile du monde (voir ici), la maison publie cette année l’ultime roman, écrit en français et inédit jusqu’ici, de Virgil Gheorghiu.

     

    Virgil Gheorghiu. Rappelons l’essentiel. Né en 1916, mort en 1992, moldave, fils de pope, pope lui-même sur le tard, l’homme fuit la Roumanie quand les Soviétiques y pénètrent à la fin de la guerre. Il arrive en France en 1948, y publie un an plus tard La 25e Heure, succès mondial adapté au cinéma par Henri Verneuil en 1967. De nombreux autres livres suivront. Entre-temps, on aura découvert le problème Gheorghiu. Pendant la dictature d’Antonescu, l’écrivain s’était fait nommer diplomate à Zagreb afin de préserver sa femme, juive, de l’antisémitisme du régime roumain allié d’Hitler. Mais, auparavant, correspondant de guerre sur le front de l’Est, il avait écrit que « la peine de mort [était] un châtiment clément » pour les juifs accusés par le même régime d’avoir dévasté certaines villes de la Bessarabie alors occupée par l’URSS – « De temps à autre, les youpins jettent des regards furtifs et chargés de joie diabolique sur la ville brûlée »…

     

    Nostalgie

     

    Bref, un personnage ambigu. Et son dernier roman est ambigu aussi. Sur le fond, il est clairement et littéralement réactionnaire. On est dans une Roumanie dont le narrateur ne cherche pas à nier qu’elle sort d’un livre d’images : dans la plaine, « les prairies vertes sont comme les pages d’un album » ; les cours d’eau « brillent comme des écharpes d’argent sur la poitrine verte de la montagne ». On est au XXe siècle, mais quand, exactement ? Il y a un roi, cependant le vrai pouvoir est dans les mains d’une caste de boyards hérités de l’occupation ottomane : « Le gouvernement et le peuple roumains ont été et sont toujours en guerre. Les gouvernants se maintiennent à leur poste grâce à la protection des puissances étrangères. Hier, c’étaient les Turcs. Aujourd’hui, ce sont les puissances occidentales »… en attendant l’arrivée des « conquérants venus de l’Est », annoncée dans l’Épilogue.

     

    Comme l’indique dans sa préface Thierry Gillybœuf, lequel a beaucoup fait pour réhabiliter Gheorghiu, le roman met en scène métaphoriquement « un Occident qui aura (…) bradé la liberté » du peuple roumain. La caste dominante y réprime avant tout ceux qui refusent de passer du calendrier julien au calendrier grégorien, qu’on veut leur imposer au nom de la modernité. Métaphore, toujours… Tout est ici imprégné de la nostalgie d’un passé mythique, rural, bucolique, national et pieux.

     

    Frénésie

     

    Cependant tout est aussi placé sous le signe de la révolte. Les héros sont des haïdouks, ces bandits d’honneur chantés par Panaït Istrati (1), qui combattent et ridiculisent les puissants. Leur chef s’appelle Novalis, « il ressemble comme deux gouttes d’eau au plus célèbre acteur américain qui joue dans les films d’aventures et dans les westerns d’Hollywood ». Face à lui, le général Dracopol, dont le nom signale assez la vilenie.

     

    Et Dracula, justement, dans tout ça ? Comme il se doit, il est partout et nulle part. Tout commence par l’arrivée en Roumanie d’un certain Baldwin Brendan, irlandais, roux, et pourvu d’une bourse de l’université de Chicago destinée à lui permettre de se consacrer à l’étude du fameux vampire. Ses interlocuteurs roumains s’esclaffent devant ce qu’ils considèrent comme des superstitions ridicules. N’empêche que Dracula est bien là : Dracopol et ses acolytes sont comme lui des buveurs de sang ; mais Novalis et ses amis, omniprésents, surgissant toujours d’on ne sait où pour tout arranger, lui ressemblent un peu aussi ; sans parler des morts qui, à la fin du roman, reviennent de l’au-delà pour aider « les pauvres vivants » avant de retourner « à l’aube dans leurs tombes. Comme les vampires. Comme Dracula ».

     

    Tout le récit est une longue variation sur la légende et son sombre héros. Mais si la fin glisse dans le fantastique, l’ensemble est indéniablement romanesque. Résumer l’intrigue, avec ses innombrables personnages et ses rebondissements incessants, nous mènerait bien loin. D’ailleurs, de fréquentes récapitulations, assurées par divers locuteurs, jalonnent le texte. Celui-ci démarre lentement, semé de dialogues interminables remplis de longs discours où l’Histoire se mêle à l’ethnographie, voire à la théologie. Accrochons-nous. L’accélération viendra, progressive, révélant des jalons astucieusement disséminés. Le début était une vraie et une fausse piste, le véritable héros n’était pas l’Irlandais chasseur de vampire mais un jeune et brillant artificier nommé Decebal. D’explosion en feu d’artifice le récit prend un cours frénétique, entre épopée, conte populaire et cinéma d’action. La rapidité et l’humour sont avant tout le fait du style. Phrases courtes, juxtaposition, point de vue omniscient assumé, fausse transparence sont peut-être dus en partie à l’usage du français par un auteur non francophone. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de doute : testament peut-être, profession de foi à coup sûr, le dernier roman de l’auteur roumain est d’abord un roman.

     

    P. A.

     

    (1) Présentation des haïdouks, 1925, trouvable aujourd’hui aux éditions L’Échappée

     

    Illustration : le château de Bran, en Transylvanie, dit improprement "château de Dracula"

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  • www.herboristerie-yannickbohbot.frRumjana Zacharieva est née en Bulgarie, où elle a vécu jusqu’à la fin des années 1960. Installée ensuite en Allemagne, elle y a écrit des pièces, des poèmes, des romans… ce livre, paru en 1993, et publié aujourd’hui seulement en français. Entre-temps il a été édité en Bulgarie, dans une traduction par l’auteure de son propre texte allemand.

     

    Telle est l’histoire compliquée d’un texte simple. Son sujet ? L’enfance et rien d’autre. Pas de critique du socialisme tel qu’on le concevait de l’autre côté du rideau de fer. Pas de tragédie collective ou familiale, pas ou presque de panorama historique. La narratrice prend parfois très brièvement la parole, pour replonger aussitôt dans ses souvenirs et redevenir personnage : « Je suis assise – autrefois – dans l’"autre chambre" (…). Je suis assise – aujourd’hui – à ma table de travail, et j’oublie où je suis et ce que je fais ». Dans ce passé ressuscité, que retrouve-t-elle ? Un perpétuel été. Un village écrasé de chaleur, une vieille maison, la campagne alentour… Un prodigieux réservoir de sensations : odeurs (« huile de tournesol chaude, sarriette (…) ; parfum de fruits séchés (…) ; parfum de chaussettes en laine et de fleurs de tilleul ») ; saveurs (« massepain…, pommes (…) farineuses et embaumant toute la pièce, bretzels… ») ; couleurs (« Le ciel semble un champ bleu-violet couvert de meules de foin qu’un colosse viendrait juste de faucher »)…

     

    « Mourir pour la liberté »

     

    Au cœur de cette saison enchantée, il y a une grand-mère, la « Maminka » du titre allemand (1) et la seconde héroïne du récit. Mila passe ses vacances chez ses grands-parents, elle semble même vivre auprès d’eux en permanence, entre son « Diado », « vieux salaud de koulak » irascible, porté sur l’alcool de prune et détestant « les Rouges », et sa « Maminka » adorée, qui n’a rien contre eux. Car le socialisme réel est quand même bien là, évidemment. Mais pas de surveillance, de police politique ou de geôle. La vie quotidienne vue par une fillette heureuse et perplexe, qui se demande où se passe la guerre froide, constate sans émoi qu’on fait la queue « pour des élastiques à confiture, dont une charretée [vient] d’arriver la veille », et apprend avec étonnement que ses parents, qui viennent la voir régulièrement depuis la ville, ne jouissent pas de « privilèges » (« J’essaie de me rappeler où j’ai déjà entendu ce mot »).

     

    Certes, il y a les lectures imposées, et les « sept kilos de camomille » dont il faudra à la fin des vacances prouver la cueillette si l’on veut obtenir ses manuels scolaires. Ça n’empêche pourtant pas notre amie de souhaiter « mourir pour la liberté » comme Zoïa Kosmodémianskaïa, la jeune partisane soviétique assassinée par les nazis.

     

    On est toujours avec Mila. Oh, ce n’est pas une petite fille modèle : sa « mauvaise conscience » lui fait souvent des reproches – notamment quand, le soir, seule dans sa chambre, elle lit Toi et moi, ouvrage dans lequel elle espère tout apprendre de la sexualité. Mais les choses sont dites en toute fraîcheur et par une enfant. Puisque le dindon a « des grelots », pourquoi ne les fait-il pas « sonner » ? Si le grand-père « est un capitaliste » comme certains le prétendent, un capitaliste est donc « un homme qui [boit], [bat] sa femme et n’[a] jamais d’argent »…

     

    Devenir écrivaine

     

    L’été de la camomille, Mila a douze ans. « Mais chaque été était un été de la camomille », précise l’adulte. L’histoire a beau être simple, la temporalité est complexe et subtile. L’été de ses douze ans, qui est aussi le dernier qu’elle passe à la campagne chez son aïeule, Mila, prise d’étranges maux de ventre, devra faire un court séjour à l’hôpital. Placée « hors du temps », au lit, « sans lire, sans bouger », elle découvre « des questions qui ne [l’] avaient jamais préoccupée auparavant ». Elle a aussi ses premières règles. Cependant ce roman d’éducation est un roman-mosaïque : à l’été charnière qui en constitue le fil conducteur viennent s’agréger beaucoup d’autres étés et quelques hivers ; aux modestes aventures de Mila, expéditions nocturnes et exploration de maisons vides, s’ajoutent les souvenirs du père, de la grand-mère… Plusieurs générations prennent la parole et font surgir différentes couches de l’histoire de la Bulgarie, du « joug ottoman » à la monarchie, puis à « l’amitié de Hitler », et, enfin, à « la fraternité de Diado Ivan », incarnation de l’URSS.

     

    À tout cela se mêlent toujours les rêveries de Mila : ses fantasmes de jeune pionnière s’imaginant tenir tête héroïquement aux fascistes, mais aussi, de plus en plus souvent, les moments où, tandis qu’elle écoute les adultes, « la frontière entre [elle] et l’histoire » qu’ils racontent « se brouille » et où elle « ne fai[t] plus la différence » entre elle et son père à cinq ans ou sa grand-mère à douze. Elle nous avait bien dit, en passant, qu’elle rédigeait quelquefois des poèmes. « Je deviendrai écrivaine ». Elle le savait déjà.

     

    P. A.

     

    (1) Maminkas Sommerküche

     

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