• Le Trou, Hiroko Oyamada, traduit du japonais par Silvain Chupin (Bourgois)

    curieupetitlieu.canalblog.comIl y a aussi un fleuve, beaucoup d’animaux, une héroïne peu à l’aise avec le collectif, dans un pays où celui-ci prime encore plus qu’ailleurs sur l’individuel. Tout baigne aussi dans une atmosphère de rêve, ou plutôt d’insidieux cauchemar…

     

    Pourtant, c’est un peu l’envers de L’Usine (Bourgois, 2021, voir ici), où l’écrivaine à présent quadragénaire faisait du monde du travail un tableau grinçant mâtiné de fantastique. Ici, tout commence au contraire par l’entrée dans l’inactivité. Le trou du titre, c’est d’abord le coin de campagne où Asahi échoue après que son mari a été muté dans « une petite agence » de province. Ses beaux-parents se trouvent habiter dans le secteur et y posséder une maison voisine de celle qu’eux-mêmes occupent. Elle est vide, le couple s’y installe, après que la jeune femme a quitté un emploi en CDD, d’ailleurs peu exaltant.

     

    D’un trou l’autre

     

    Seule tout le jour et sans voiture dans ce qui n’est qu’un « hameau, avec un très petit nombre d’adresses », elle expérimente la vie de femme au foyer. « Le rêve », lui disait une collègue. Voire : « Je pensais que j’en aurais marre au bout d’une semaine, alors qu’en fait il n’a fallu qu’une journée ». Quelque chose semblait prédisposer à la solitude celle qui avouait ne pas être « quelqu’un de très sociable », et ne pas tenir « à tout prix à avoir un enfant », même si l’idée « ne [lui] répugn[ait] pas absolument ». Elle est néanmoins vite la proie d’un malaise perfide, dans cet endroit où règne en permanence une chaleur que paraît traduire acoustiquement la stridulation ininterrompue d’énormes cigales. « On dirait que rien ne bouge. Les arbres sont immobiles » ; « Il n’y a personne, ni sur la route, ni aux fenêtres des maisons, nulle part. Comme s’il existait une règle disant qu’on ne met pas un pied dehors tant qu’il y a du soleil ». Et l’impression d’inquiétante étrangeté s’accentue encore quand, envoyée par sa belle-mère faire une course à la Supérette, Asahi aperçoit au bord du fleuve un animal au pelage noir n’appartenant à aucune espèce connue. L’ayant suivi parmi les herbes des berges, elle tombe dans le second trou du récit – un trou, cette fois, au sens littéral du terme.

     

    La nouvelle Alice sortira de ce drôle de terrier avec l’aide d’une voisine inopinément surgie. En est-elle bien sortie ? Le trou où, en guise de lapin blanc, l’a menée un animal noir n’est que la métaphore de celui où on tombe lorsqu’on s’aventure hors du groupe et loin des normes qui le régissent. De cet autre côté du miroir on découvre un monde inversé. Dans un environnement où semblaient dominer les vieillards, voilà que les enfants grouillent, envahissants, voire agressifs, se livrant à d’étranges jeux et autres activités improductives. Les éléments, la terre, l’eau, se révèlent pleins d’une vie exubérante, et les insectes, de partout, surgissent en gros plan. Le mari toujours absent ou absorbé par son téléphone portable se voit soudain pourvu d’un frère logorrhéique, qui vit dans une cabane au fond du jardin de ses parents et dont « la jeune épouse » n’avait jamais entendu parler.

     

    Fuir le pays des merveilles

     

    « Il y a vingt ans, j’étais déjà un ado, qui sans la moindre hésitation a quitté l’école, transporté son lit dans la cabane qui sert de remise et commencé à vivre là », raconte notre homme. « De nos jours, on me mettrait dans les catégories hikikomori (1) ou décrocheur ». Puis, apprenant l’épisode du trou et de la chute, il précise aussitôt : « Le lapin, c’est moi ».

     

    Mais les aventures d’Asahi dans son singulier pays des merveilles n’ont rien de plus agréables que celles de sa devancière britannique. Entre deux mauvais rêves, l’héroïne de Hiroko Oyamada optera en fin de compte pour le moins effrayant. Avant de disparaître aussi mystérieusement qu’il avait surgi, le « beau-frère » probablement imaginaire avait déploré que la jeune femme, au fond, ait « choisi » « de participer (…) à cette espèce de courant sans fin » des générations et du conformisme social.  Elle obéira à ce qui sonne comme une injonction par elle-même à elle adressée. Le grand-père, bien réel, lui, mais qui paraissait hanter comme un spectre la maison des beaux-parents, se décide à mourir. Les rites funéraires qui accompagnent son décès marquent le retour d’Asahi chez les vivants. Elle accepte un travail à la Supérette, au dernier paragraphe elle enfile son nouvel uniforme, et trouve qu’elle ressemble à sa belle-mère.

     

    La quatrième de couverture, naturellement, insiste sur « la critique » des « normes sociales qui régissent nos sociétés aux dépens des femmes ». Mais au-delà de la remise en cause d’un système japonais qui n’est que l’image grossie de tous les systèmes sociaux modernes, on voit se dessiner une réflexion bien plus dérangeante et plus subtile… Alice-Asahi ressort de son trou. Elle revient de l’angoissant envers de la normalité, constatant que l’aliénation est sans doute un moindre mal, et la seule protection efficace contre une perte de soi autrement radicale. C’est moins encourageant, bien sûr… Mais la vraie littérature est-elle là pour encourager ?

     

    P. A.

     

    (1) On sait (je viens de l’apprendre) qu’un hikikomori refuse la vie sociale et vit à l’écart, cloîtré par exemple dans sa chambre.

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