• laregledujeu.orgQui est Alex ? On ne saura jamais tout d’elle. Elle n’aura jamais de nom de famille, ni de famille, d’ailleurs, ou de région d’origine d’où elle serait venue s’installer à New York. Les premières pages du roman distillent cependant des indices quant à sa manière d’y vivre et d’y subvenir à ses besoins : elle va dans des restaurants ou se rend à des fêtes « avec les hommes » ; occasionnellement, l’un d’eux, « la tête posée sur le genou d’Alex, lèch[e] la drogue sur ses doigts » ; elle a été mise à la porte par ses colocataires, et un certain Dom, avec qui « moins on en sait, mieux c’[est] », a des raisons de lui en vouloir. Heureusement, un soir, dans un bar, elle a fait la connaissance de Simon, qui l’a invitée à passer l’été avec lui dans sa grande maison de Long Island. Elle a sauté sur l’occasion de « [se faire] disparaître ».

     

    Au pays des piscines

     

    Alex a parfois l’impression « d’être un fantôme », voire la certitude « qu’elle n’exist[e] pas ». Comment s’en étonner, quand elle consacre toute son énergie à se couler dans la vie et dans le désir des autres ? Mieux vaut « donner aux gens ce qu’ils [veulent] », et, pour cela, mettre au service de son propre égocentrisme intégral une attention aiguë à autrui. Alex sait repérer, dans un visage affable, la crispation de mâchoire révélatrice ; elle sait que « la plupart des gens n’éprouv[ent] pas ce qu’ils [sont] censés éprouver », et que les mots ne sont « qu’un simulacre de sens, pas le sens lui-même ».

     

    Emma Cline, jeune écrivaine américaine auteure déjà de plusieurs livres, publiés en français chez le même éditeur, compose avec cette Invitée un troublant roman du regard. Du début à la fin, on partage le point de vue d’une héroïne qui se consacre en permanence à l’observation des corps et des choses. Car on est chez les riches, ceux qui, forts de « la certitude que le monde se montrer[a] généreux envers [eux] », vont de fête en fête, d’une demeure luxueuse à l’autre. Alex est consciente de représenter « une sorte de meuble social inerte (…) aux dimensions et aux formes d’une jeune femme » parmi ces gens qui poursuivent autour d’elle leurs conversations creuses (« Notre art a besoin de davantage de technologie et notre technologie a besoin de davantage d’art »). Pourtant tout ici est plus métaphysique que social. On évolue quelque part entre Hockney et Cremonini, et si les piscines, « poches de bleu et de vert qui flott[ent] dans l’obscurité » du paysage nocturne, sont omniprésentes, si Alex nous apparaît dès la première page dans les vagues de l’océan, c’est que le récit tisse progressivement des rapports complexes et subtils entre surface et profondeur.

     

    Éraflure

     

    Alex, travaillant elle-même à être pure apparence dans l’univers où elle se trouve plongée, distingue au-delà des stéréotypes et des conventions la puissance de l’argent et les relations de pouvoir qui constituent le vrai fond des êtres. Mais ce genre de double jeu n’est pas sans risque. Il est difficile de s’astreindre au « filtrage permanent de tout ce que vous ressentez », de sans cesse « assimiler les faits et les mettre de côté ». Et notre amie est trop profondément fragile pour que sa volonté de maîtrise tant d’elle-même que des autres ne finisse pas par être prise en défaut.

     

    Un coup d’ongle dans un tableau abstrait de grande valeur (« Ça n’avait pas été un geste conscient »), une éraflure, sont le signe métaphorique de son besoin obscur de « tout gâcher ». Alex ne cesse de faire ce qu’il ne faut pas. Elle est expulsée par Simon comme elle l’avait été par ses colocs. Parviendra-t-elle à rentrer en grâce lors de la grande fête que son ancien protecteur organise, comme tous les ans, pour le Labor Day ? Six jours la séparent de cet événement, pendant lesquels elle va tenter de faire ce qu’elle a toujours fait : se glisser dans d’autres existences à l’abri desquelles vivre la sienne en attendant.

     

    Ce seront six jours d’errance entre plages, parkings et domaines entourés de haies, du logement de service d’un intendant amateur de coke à la chambre d’une jeune fille un peu paumée puis à la maison vide où l’emmène le fils adolescent d’un réalisateur de cinéma. Errance hallucinée dans un monde glacé malgré le soleil permanent. À travers le retour obsessionnel des situations et des gestes se dessine une étonnante montée de la tension, jusqu’à une fin inattendue et spécialement angoissante. Sans un mot de sociologie, Emma Cline a brossé pour nous un tableau saisissant du vide contemporain.

     

    P. A.

     

    Illustration : Leonardo Cremonini, Les Écrans du soleil, 1967-1968

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  • jardinsdeverone.comComment s’étonner que son grand sujet soit l’exil ? En 1979, à vingt-deux ans, Horacio Castellanos Moya a quitté le Salvador pour ne pratiquement plus y retourner, et vivre dans différents autres pays tout en écrivant et publiant des romans, dont huit sont déjà parus en français chez le même éditeur.

     

    Son héros a avec lui quelques points communs : la scolarité chez les maristes à San Salvador, la pratique occasionnelle du journalisme… Quand nous faisons la connaissance de cet Ernesto de cinquante et un ans, il est déjà en Suède et il vit avec Josefin. Tous deux se sont rencontrés dans le Wisconsin, où notre homme était chargé de cours dans un college. Mais il a été faussement accusé d’abus sexuels par une jeune Guatémaltèque qui cherchait à le faire chanter avec l’aide de son bandit de frère. Ernesto a beau avoir été innocenté, impossible désormais d’enseigner aux États-Unis. Sans compter l’état psychique dans lequel cette aventure l’a plongé. C’est pendant son séjour à l’hôpital qu’il fait la connaissance de Josefin, une infirmière suédoise en stage. Une liaison se noue. Elle lui propose de la suivre à Stockholm.

     

    Hors de soi

     

    La maladie d’Ernesto, désormais, « c’est l’oisiveté, la peur et la fainéantise de celui qui a perdu la boussole ». Après la frénésie sexuelle des débuts, la relation avec Josefin tend au calme plat. Ernesto vivote de traductions sur Internet, va, vient, attend Josefin. Elle assume la plus grande partie des frais, il lui prépare des petits plats. De temps en temps, il va boire (très prudemment) un verre avec d’autres Sud-Américains. Koki a été chassé du Salvador, comme Jairo de Colombie, par les maras. On apprendra, en passant, que le père d’Ernesto lui-même est mort assassiné. Les références à l’ancienne patrie se réduisent pratiquement à cela (plus quelques souvenirs érotiques). Pas d’horreur enfouie, de secret inavoué laissé derrière soi : les raisons socio-historiques de l’exil sont si bien estompées qu’il en devient un pur aspect de la condition humaine.

     

    Être exilé, c’est être loin de chez soi, évidemment, et notre héros observe avec méfiance la société suédoise avec ses « femmes politiquement correctes ». Seulement, chez soi, où est-ce ? Être exilé, en réalité, c’est être loin de soi. Depuis sa mésaventure états-unienne et l’effondrement qui a suivi, Ernesto prend quotidiennement une « pilule miraculeuse ». Plus ou moins… La « paroxétine » ne tient que difficilement à distance les fantasmes, les excès de la libido (laquelle, lors de la rencontre avec Josefin, a su « ressort[ir] avec joie et enthousiasme du coin de son cerveau où elle était cachée »), les pensées parasites auxquelles il faut « faire la chasse pour essayer de les arrêter ». « Comme si », ajoute le narrateur, « à l’intérieur de sa tête il y avait un gros rat rapide et un petit chat trébuchant au ralenti derrière lui »… Ce n’est pas un hasard si notre ami a entrepris une étude sur le (réel) poète salvadorien Roque Dalton, assassiné en 1975 par ses camarades de lutte, qui le soupçonnaient d’être un agent de la CIA. La paranoïa guette sans cesse : Ernesto évite les sites porno car « il a trop peur de tomber dans un piège » ; il a soupçonné un temps Josefin d’être « une indic chargée de le faire parler » ; il se méfie de tout comme de lui-même.

     

    Se perdre

     

    Il a souvent « l’envie (…) de ne pas être là où il est, de ne pas être celui qu’il est ». Mais qui est-il ? Où est son véritable moi ? Quand, dans des circonstances que nous ne révélerons pas, il renonce d’un coup à l’abstinence, il croit avoir « retrouvé une partie de son être antérieur ». Pourtant l’alcool libère la partie de lui qui le précipite vers la catastrophe. D’où viennent l’attrait et le caractère intensément romanesque du sujet : un homme se perd ?... Le livre de Castellanos Moya invite, comme ceux de Drieu La Rochelle et de quelques autres, à se poser cette question. Après un début où alternent aperçus du quotidien suédois et retours en arrière, le récit obéit, à mesure que le héros accumule les transgressions, se fermant ainsi toutes les issues, à un resserrement progressif, et redoutablement efficace sur le plan dramatique, du temps et de l’espace. Espace de la ville réduite à des lieux anonymes et désincarnés, cafés, rues et places arpentées comme un labyrinthe intérieur. L’écrivain salvadorien n’hésite pas à pousser jusqu’à l’humour absurde (et noir) ces vagabondages hallucinés, les sautes d’humeur de son personnage, ses rêveries érotiques dignes d’un adolescent, les scénarios ténébreux qu’il élabore.

     

    On pense, pour cet humour glacé et pour la précision distante du style, à Bove, et en particulier à son Armand : un vagabond, là aussi, une femme providentielle, un homme qui fait tout pour organiser son propre échec, la rupture, le retour à sa condition de départ. Ernesto est un Armand plus actuel, plus moderne : c’est  l’Histoire qui l’a arraché à lui-même, révélant ainsi ce qui constitue son être essentiel – et peut-être le nôtre.

     

    P. A.

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  • www.cultureboxe.comIl faut que je l’avoue, si je me suis lancé dans cette lecture, c’est bien parce qu’il s’agissait d’un livre de Didier Castino. Car enfin, moi, la boxe… Et, en plus, moi, les enquêtes littéraires et les romans biographiques… Bref, on conçoit mes réticences devant un ouvrage consacré à Gratien Tonna, né à Tunis d’un père maltais en 1949, plusieurs fois champion de France (catégorie poids moyens) dans les années 1970, une légende à Marseille, sa seconde patrie, avant qu’il ne sombre dans l’oubli… Seulement, c’est un livre de Didier Castino, dont j’avais lu Après le silence (Liana Levi, 2015, voir ici), où il faisait le portrait d’un père, d’une époque et d’une classe, tout en montrant sa virtuosité dans l’usage des voix. Il y a eu ensuite Rue Monsieur-le-Prince (Liana Levi, 2017, voir ici), où il confirmait son souci de lier histoire personnelle et Histoire tout court. J’ai raté Quand la ville tombe (Les Avrils, 2021). Mais, aujourd’hui, voici Boxer comme Gratien, une enquête qui, comme le dit la quatrième de couverture, est « une fausse enquête » – et où l’essentiel n’est peut-être pas la boxe.

     

    Raconter une vie

     

    L’écrivain, comme dans Rue Monsieur-le-Prince, s’y nomme Hervé. Son copain Édouard insiste pour qu’il rencontre Gratien Tonna. « Ce qu’il a vécu, ce mec ? Tu ne peux pas imaginer ». De quoi faire un livre, qui serait une façon de « réparer » le sort injuste réservé à l’ancien boxeur, car celui-ci « mérite ». Hervé hésite puis accepte. Le travail d’élaboration se déroulera en trois temps : devant le mobil-home où, près du snack-bar tenu par sa fille dans une banlieue de Marseille, vit la gloire déchue ; au « bistrot de Gigi », où Gratien poursuit ses confidences parmi les conversations d’un déjeuner copieux et abondamment arrosé ; chez et avec Hervé, dont nous partageons les réflexions à partir du matériau accumulé.

     

    Ce n’est donc pas un livre sur Gratien Tonna mais sur son histoire – sur la façon dont elle s’est faite et sur la manière de la raconter. Bien sûr, on parcourt les étapes d’une carrière et d’une existence : l’enfance misérable à la Goulette, la mort du frère bien-aimé, le gamin toujours prêt à se battre dans la rue repéré par un entraîneur, les premiers combats ; l’arrivée à Marseille, les victoires, les titres, tout ce qui va avec – argent dilapidé, femmes, balles reçues un soir à Pigalle, homme fauché en voiture un soir d’ivresse… Puis les défaites, la décadence.

     

    Écouter des voix

     

    Mais il faudra se passer d’ordre chronologique, parce que Gratien ne raconte pas comme ça : « L’organisation progressive et les transitions, ce n’est pas son fort ». Il « balance les faits » comme il boxait, « sans aucune stratégie ». Sa parole, ses façons de s’exprimer constituent un des grands thèmes, au sens quasiment musical, du récit. Et il y a aussi, s’entrelaçant à elles, la parole des autres, amis, enfants, petits-enfants… Castino joue avec et de tous les types de propos rapportés, passant de la narration au discours indirect libre, sautant sans efforts ni manières d’un point de vue à l’autre.

     

    Celui d’Hervé domine malgré tout l’ensemble, ce qui fait de lui le possible héros d’un livre sur quelqu’un qui écrit un livre. Quelqu’un « qui n’est pas sportif, qui ne s’est jamais battu, rebuté à l’idée de porter un coup, effrayé à l’idée d’en recevoir un », qui « ne veut pas observer en surplomb » mais a quand même bien du mal à pénétrer « un monde qui ne lui ressemble pas », un monde de « chevalières », de « bras tatoués », où il est sans doute le seul « à avoir un casier judiciaire vierge ». Ce monde de Gratien et ses amis a quelque chose à dire et a choisi Hervé pour ça. La volonté de transmettre et la peur de trahir étaient déjà au cœur d’Après le silence, où il s’agissait de la classe ouvrière. Les limites de l’univers envisagé ici sont plus incertaines : c’est le petit peuple marseillais dans son ensemble, c’est une frange étroite aux bords de la pègre… C’est, au-delà, la grande famille de ceux qui, ignorant les codes dominants, sont « impuissants à franchir les murs contre lesquels se fracassent [leur] condition, [leurs] origines », et dont Tonna, illettré, est l’exemple majuscule.

     

    Poursuivre une légende

     

    Les voix s’entrecroisent, celles de l’écrivain, du boxeur, des témoins, presse et archives compris… Tous ces discours tissent une vie plus vraie que la vraie vie de Gratien, une vie (ré)écrite. C’est un livre sur la manière dont s’écrivent les histoires ou, risquons le mot, les mythes. Gratien est un personnage mythologique. Annoncé par « une ombre volumineuse », « masse monumentale se détachant à contre-jour », il est « immense », « les traits taillés au couteau, les yeux de misère, le nez large »… On l’a surnommé « le monstre maltais ». Il pratique « une boxe peu orthodoxe », « qui ne s’apprend certainement pas en club ».

     

    La boxe… Au-delà du romanesque dont Hemingway et quelques autres l’ont nimbée, est-elle, « qu’on la considère comme un art ou comme une boucherie », « une métaphore hermétique de nos vies » comme le prétend Hervé-l’écrivain ? Peut-être. Cependant pourquoi Gratien boxait-il ? Pourquoi a-t-il d’abord gagné ? Pourquoi a-t-il ensuite perdu ? Ces questions resteront heureusement sans vraie réponse. Que le sport et le héros soient enveloppés dans une rumeur de légende, cela ne rend en effet que plus évident le véritable propos du récit : quelles que soient la personne et son existence, elles se perdent toujours entre les mots qui sont la seule manière de les saisir.

     

    P. A.

     

    Illustration : Gratien Tonna, au début de sa carrière

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  • www.herault-tribune.comLa Valise de Luna, Maria Regla Prieto, traduit de l’espagnol par Isabelle Taillandier (La Reine Blanche)

     

    J’ai déjà évoqué les éditions de La Reine Blanche, qui publient des nouvelles, francophones ou traduites, mais toujours éditées élégamment, illustrées et préfacées. Ce printemps, elles nous proposent cinq récits de Maria Regla Prieto, écrivaine espagnole dont c’est le premier livre paru en français.

     

    L’histoire de l’Espagne défile en arrière-plan de ces brèves fictions, depuis la conquête des « Indes » et le temps de l’Inquisition jusqu’à la guerre civile, puis, au-delà, l’époque probablement contemporaine où une jeune femme, pour commencer sa vie nouvelle, devra d’abord se débarrasser d’une valise, dans laquelle on doit peut-être voir le symbole de ce lourd passé.

     

    L’auteure s’inscrit pourtant avec bonheur dans une tradition nettement identifiable : celle d’un baroque bien ibérique. On en trouve ici tous les thèmes : secrets, dédoublements, recours assumé au mélodrame – ce ne sont que doubles familles, rencontres improbables, enfants perdus et ressurgis… Et le baroque est aussi dans l’écriture. Le silence « saisit le cœur (…) comme une flamme livide et lancinante », « une toile d’araignée tissée de mélancolie » emprisonne l’esprit… La métaphore fleurit partout.

     

    C’est aussi qu’on est toujours en danger de basculer d’une réalité dans l’autre, et que le surnaturel n’est jamais loin. Les esprits des héros sont traversés de prémonitions, d’impressions de déjà-vu, des trépassés reviennent hanter leurs songes et réclamer leurs soins. Le sexe même est un rituel magique. « Le corps du jeune homme » rencontré à la gare emporte Luna loin de sa valise, vers une « plage impossible » (« Son souffle était une brise marine (…). Ses yeux, la lumière d’un soleil blanc »). Holman, le sculpteur de La Passion, amoureux de son modèle, croit l’étreindre dans le bois où il va le représenter et qui « lui renv[oie] le toucher et l’odeur de la peau du corps de cet homme ».

     

    Car les deux textes qui sont sans doute les plus forts mettent en scène l’un un sculpteur, dont les mains prodigieuses « transform[ent] le bois en chair », l’autre un retoucheur de photos du temps où on retouchait les photos (manuellement), et qui possède le don « de faire surgir de l’humidité et de l’encre délavée un visage ou un corps complet »… La vraie magie, bien sûr, c’est l’art. Y compris l’art de l’écrivaine.

     

    Et puis viennent les femmes/Et puis viennent les hommes, Cyrille Latour (Lunatique)www.tourmag.com

     

    Les éditions Lunatique, qui publient aussi des romans (voir ici ou ici), présentent un petit ouvrage déjà curieux en tant qu’objet. On peut lire dans un sens aussi bien que dans l’autre ce livre réversible, depuis le titre Et puis viennent les femmes, qui figure sur l’une des faces de la couverture, ou, après avoir retourné le livre, depuis son revers, où apparaît celui d’Et puis viennent les hommes. Les deux récits, d’exactement quarante-trois pages chacun, se rejoignent au milieu du volume sur un mot commun (et énigmatique), après avoir raconté les mêmes événements, l’un au point de vue du personnage féminin, l’autre, du héros masculin.

     

    Car le tout parle d’une rencontre, évidemment, dans le temps suspendu d’une traversée de la Manche. Elle dessine, et fait partie du personnel de bord ; il est hanté par la musique et va tous les jours travailler en Angleterre. Il « n’a aucun goût pour l’émerveillement et le partage » et « se tient si bien à l’écart que personne ne remarque qu’il est à l’écart ». Elle se veut « étrangère » et a toujours choisi de partir « avant qu’il ne soit trop tard ». Mais, ce jour-là…

     

    P. A.

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  • www.curiousegg.comDébut 2022, une autre écrivaine d’origine hongroise racontait déjà, quoique en allemand, la mort de son père. Et cette mort, déjà, arrivait en été. On ne peut cependant imaginer ouvrages plus différents que ceux de Zsuzsa Bánk (Mourir en été, Rivages, voir ici) et de Yudit Kiss, comparables seulement par la justesse de ton et la profondeur.

     

    « Le costume mal coupé du dogmatisme »

     

    Quand la première déroulait, pour l’essentiel, le récit chronologique et détaillé de la disparition du père, depuis les premiers signes inquiétants jusqu’au deuil, la seconde, autour de l’événement, trace des cercles concentriques qui inscrivent l’histoire individuelle et familiale dans l’Histoire tout court. La ligne principale court bien de l’apparition d’une tumeur au cerveau et d’une première opération à la récidive fatale, sept ans plus tard. Mais à cet enchaînement inéluctable vient se superposer une construction par associations, que scande le retour régulier du titre. Quand le père, en effet, est-il vraiment mort ? L’été de son décès réel, à Budapest, bien des années après la chute du Mur et l’effondrement du régime auquel il a toujours cru ? Cet été n’a-t-il pas « commencé » en 1956, « quand éclatèrent (…) les effroyables vérités et [qu’il] n’eut plus la force de les regarder en face » ? Ou en 1968, lorsque les chars soviétiques entrèrent en Tchécoslovaquie ? Ou encore en 1992, « quand a éclaté la première guerre de Yougoslavie » ?...

     

    Le livre est d’abord le portrait de cet universitaire, « humaniste traditionnel sous le costume mal coupé du dogmatisme », qui, confié par sa mère, pour son salut, à un orphelinat dans les années terribles, dut « créer sa propre réalité » à partir des « brochures du parti » dont il resta toujours le serviteur enthousiaste, même si « on lui rappelait régulièrement qu’il était un marginal toléré ». Ne serait-ce qu’en raison de sa judéité. « Nous ne sommes pas juifs, parce que c’est une religion et nous, nous sommes athées ». Tel est le credo asséné à sa fille par celui que devait pourtant bouleverser, quelques années plus tard, la lecture du livre de Kertész Être sans destin. La narratrice, que l’auteure appelle Anna, devra découvrir ses origines par elle-même, ce qui adviendra lorsqu’un voyage d’étudiante en Pologne la conduit inopinément devant une exposition de photos dans une synagogue – un des plus beaux passages du récit.

     

    Une histoire européenne

     

    Car ce portrait d’un père est aussi, inévitablement, l’autoportrait d’une femme naviguant entre Genève (où vit Yudit Kiss) et Budapest, « toujours hantée par le sentiment d’avoir oublié quelque chose ». Et, à travers elle, c’est toute une génération qui se dessine, celle des intellectuels hongrois, polonais, tchécoslovaques nés dans les années 1950 et qui passèrent des illusions aux découvertes effrayantes puis, après un très bref intermède, à d’autres désillusions – nées, ici, au contact de la Hongrie nouvelle, dont la narratrice dessine en arrière-plan un tableau pour le moins sans complaisance.

     

    L’histoire d’une famille, entre exils, anéantissements et persécutions, se détache sur celle d’une région entière de l’Europe, où « le plus lourd héritage (…) est l’idée que l’être humain ne vaut rien en soi ». Grands-parents, cousins, amis, Yudit Kiss, par la voix d’Anna, nous raconte des existences détruites de toutes les manières, vouées souvent au suicide quand ce n’est pas à l’assassinat. Pourtant, on rit aussi, dans ce livre où l’intelligence aiguë et l’attention passionnée au réel vont de pair avec une inaltérable vitalité. L’écrivaine hongroise trouve le parfait dosage entre humour, émotion, sentiment du tragique. Par la grâce de cet équilibre, l’histoire qu’elle nous raconte est d’abord et malgré tout une histoire de vie.

     

    P. A.

     

    Illustration : le Memento Park, à Budapest

     

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