• leco.playbacpresse.fr.Je l’ai dit (voir ici) et répété (voir ), je comprends mal la condescendance dont la plus prolifique de nos écrivaines est souvent l’objet. Est-ce le personnage qui agace ? Le succès de l’œuvre ? Le classicisme de la langue ?... À raison, tous les ans, d’un roman publié (et, dit-on, de trois écrits), depuis plus de trente ans, on connaît inévitablement des hauts et des bas. Mais cela fait quand même, en plus de trente ans, un certain nombre de hauts.

     

    Est-ce que ce sont bien des romans ? Chez elle, tout est conte. Non seulement parce que les fées, les sorcières et le merveilleux sont toujours prêts à surgir sous une forme ou sous une autre, mais par le type de narration, fluide, nerveuse, faussement limpide. Ce récit ne fait pas exception, qui commence justement par un conte, dont l’héroïne est un oiseau. Comme tous les vrais écrivains, Amélie Nothomb raconte toujours un peu la même histoire. Dans son cas, c’est la sienne. On retrouvera ici les années de vagabondage familial autour du père diplomate – le bonheur au Japon, l’exil en Chine, l’adolescence au Bangladesh, le viol traumatique dans les eaux de la mer. Puis l’anorexie, les études, le retour au Japon et le travail en entreprise, tandis qu’en parallèle commence l’aventure de l’écriture.

     

    Être un oiseau

     

    Mais, à chaque livre, cette histoire vraie devient un autre conte. Le visiteur merveilleux, dans Psychopompe, c’est l’oiseau. Amélie Nothomb nous offre son autobiographie aviaire. Il y est question de son amour pour les volatiles, évidemment, d’abord écoutés (« En tendant l’oreille, je décelais quel rouge-gorge avait du talent »), puis observés (« Le plus ravissant des séraphins est moins beau que le plus humble des accenteurs mouchets »). Cependant il y a bien plus. Comme dans tout conte, il y a une métamorphose (« L’oiseau devint permanent en moi »), laquelle n’est peut-être que la découverte d’une identité profonde (« Il m’apparut que l’oiseau était la clef de mon existence »).

     

    Quand le drame surgira, cette identité supplémentaire et secrète sera le salut. Après le viol, une part de la future écrivaine est morte – « le moi d’avant ». « J’étais le tombeau de cette morte », nous dit-elle. Pour la retrouver et la ramener à la vie, il faudra « traverser le fleuve des Enfers ». Elle tentera de le faire en cessant de s’alimenter, puis en risquant une étrange opération de dédoublement et de mise à distance de soi. Expérience du vide que permet sa nature ailée, et dont la forme quotidienne sera l’écriture. Cette histoire merveilleuse est un récit d’éducation, et l’éducation d’un écrivain est toujours la découverte de sa vocation.

     

    Voler

     

    Arrivée là, hélas, Amélie Nothomb quitte la narration pour le discours, un brin sentencieux, avec citations et conseils aux jeunes auteurs. Elle n’y revient ensuite que pour les errances mystiques que le titre annonce. Pour parler de la mort et de l’au-delà, le style du conte ne convient plus : entre la fausse transparence de l’un et le mystère épais des autres, le divorce est trop grand, tout retombe à plat.

     

    Les dernières pages n’effacent pourtant pas celles qui précèdent, et qui constituent la plus grande partie du livre. Elles ne changent rien à la grâce aérienne qui s’y déploie, à l’art de la fantaisie et de la phrase. « Écrire, c’est voler ». Tout repose sur cette métaphore. Mais le sens qui lui est donné ici est si vrai. Cette impression, à chaque fois, de « [se] jet[er] dans le vide avec le fol espoir de ne pas avoir désappris » est si exacte. « Le néant était pour eux le plus fabuleux des terrains de jeu », dit Amélie Nothomb en parlant des oiseaux. Ou des écrivains… Avec sa candeur élégante, elle affirme une conception de la littérature qui vole haut.

     

    P. A.

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  • www.liseantunessimoes.comC’est une histoire indicible. Non en ce sens qu’elle serait inavouable, mais parce que son sujet principal est par essence rétif à entrer dans les mots. Ce sujet, c’est Georgette. Dans la famille de la narratrice, famille syro-libanaise comme celle de Dea Liane, laquelle conserve aussi, dans ce livre qui n’est pas sous-titré roman, sa profession de comédienne, Georgette est ce qu’on appelle une « fille » – « pas question de dire bonne ou domestique ou servante ou femme de ménage ou nounou ». Georgette appartient à la génération « des Libanaises, des Syriennes et des Palestiniennes, elle est déjà une antiquité » par rapport aux Pakistanaises ou aux Philippines qui leur ont succédé.

     

    Deux mères, deux langues

     

    « Georgette était notre bonne, mais le mot était imprononçable », note la narratrice. En effet, comment réduire à un tel rôle celle dont on peut dire : « Elle était notre mère aussi – elle était notre père aussi », « Nous avions toujours été quatre plus une » ?... Bonne est indicible parce que la relation entre Georgette et les autres membres de la famille échappe aux catégorisations nées du langage usuel. Comment, alors, la dire, et liquider ainsi ce qui apparaît comme une sorte de dette ? Tel est le problème, profondément littéraire, auquel la jeune écrivaine se confronte dans ce premier texte publié.

     

    S’y dessine une autobiographie en pointillé, qui se limite à l’enfance et à l’adolescence. S’y esquisse aussi le portrait d’une famille : le père, autoritaire, voire légèrement caractériel, la mère, évitant les conflits et ne s’imposant qu’indirectement ; le fils un brin révolté ; la fille, toujours un peu à distance. C’est une famille chrétienne de Damas, qui hésite entre lieux, langues et cultures, au cours d’incessants va-et-vient entre Syrie, France et Liban : la mère « a toujours préféré le français à l’arabe », le père « parle tout le temps arabe à la maison », la narratrice a « deux langues maternelles », l’une l’emportera sur l’autre à l’adolescence, l’autre reviendra pour communiquer tardivement avec le père – « L’arabe est ma langue paternelle ».

     

    Les mots et les images

     

    Tout cela ne sert cependant que de toile de fond à ce qui constitue le vrai sujet du livre et lui donne son titre. Cette inversion de la hiérarchie sociale, en plaçant au centre celle qui, dans la réalité, était maintenue en retrait, est une première manière de lui rendre justice. Mais la stratégie de contournement et de retournement à laquelle a recours Dea Liane s’inscrit d’abord dans l’écriture elle-même. Par la description minutieuse, bien sûr, des objets et des gestes du quotidien, domaine de Georgette : l’essorage de la serpillière (« Le geste sûr et précis, l’efficacité de la prise, l’impression de facilité, la rapidité, et toute cette eau qui en ressort… ») ; l’épilation (« Elle pétrissait habilement le caramel translucide et parfumé entre ses larges mains, attendant que je sois prête »…) Mais ce sont surtout des images volées au quotidien qui sont ici systématiquement scrutées et interrogées. « Peu de temps après ma naissance », écrit notre auteure-narratrice, « mon père a offert une caméra à ma mère. Dès lors (…), elle filme tout ». « Les vingt volets de la saga familiale sont fichés et rangés dans un classeur ». C’est dans ces films familiaux que Dea Liane va chercher et retrouver la vraie Georgette : « Je fais le point sur elle, elle qui est toujours dans les marges du cadre, cachée derrière nos corps (…). J’essaie de distinguer dans l’image pixellisée les contours de son univers ; d’entendre dans ses paroles grésillantes les limites de sa condition ».

     

    Ce déplacement des souvenirs eux-mêmes à leurs images libère la parole et fait jaillir les mots. Car les images parlent, elles disent les rapports singuliers et asymétriques qui unissent à la famille qui l’emploie cette seconde mère privée de véritable existence individuelle. Mais les images ne peuvent parler seules, sans que les mots viennent les relayer. L’auteure trentenaire marque son entrée en littérature par une réflexion subtile sur le langage et ses limites. Georgette, c’est la défaite et le triomphe des mots ; et c’est la victoire paradoxale et tardive de Georgette : « La mère zoome sur le visage replet et comblé de la petite fille. Le visage jaune et sombre de Georgette est coupé par le cadre », et celle-ci « ne se doute pas que son regard fixe et indéchiffrable est le seul mystère de cette scène ; elle ne peut pas se douter que son regard attire le regard comme un aimant (…), que son visage éclipse la banalité du bébé endormi ».

     

    P. A.

     

    Illustration : Jean-Étienne Liotard, La Belle Chocolatière (1744-1745), détail

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  • photo Pierre Ahnne

     

     

     

    Mes livres des mois d’août et septembreGhost Town, Kevin Chen, traduit du chinois par Emmanuelle Péchenart (Seuil)

    La saga d’une famille taïwanaise, une thriller historique et politique, l’histoire d’une relation amoureuse… le tout dans un roman plein de sensualité et d’une poésie hypnotique.

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    Mes livres des mois d’août et septembreLe Château des Rentiers, Agnès Desarthe (L’Olivier)

    Dans ce texte qui tient autant de l’essai tel que le concevait Montaigne que du récit, Agnès Desarthe esquisse une méditation subtile sur la mort, la vieillesse et le temps.

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    Mes livres des mois d’août et septembreLes Ondes, Isabelle Dangy (Le Passage)

    Sidonie part à la recherche de ses origines… Humour, clins d’œil et poésie du quotidien, dans un roman où les thèmes se croisent et se mêlent selon le principe ondulatoire annoncé par le titre.

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    Mes livres des mois d’août et septembreLe Taureau de La Havane, Louis-Ferdinand Despreez (Éditions du Canoë)

    Les aventures du taureau Fidelito, envoyé au Laos reconstituer le cheptel cubain… Nous sommes en 1991, et le mystérieux auteur sud-africain mais francophone réussit une farce tropicale et loufoque qui flirte avec le conte philosophique.

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    Mes livres des mois d’août et septembreHors saison, Basile Mulciba (Gallimard)

    Le premier roman d’un jeune auteur qui connaît ses classiques – et sait faire exister une intrigue bâtie sur le vide, l’attente, et l’esprit des lieux.

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    Mes livres des mois d’août et septembreL’Étrange Journée de Raoul Sévilla, Jean-Pierre Gattégno (L’Antilope)

    Un adolescent juif des années 1960 erre dans Paris. Son parcours subtilement initiatique fait de lui, à la fin de la journée, un jeune homme prêt à vivre et un écrivain en devenir.

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    Mes livres des mois d’août et septembreTrust, Hernan Diaz, traduit de l’anglais par Nicolas Richard (L’Olivier)

    Ce roman brillant et vertigineux, prix Pulitzer 2023, prend les jeux pervers du capitalisme aux pièges de la littérature.

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    Mes livres des mois d’août et septembreCopeaux de bois, Anouk Lejczyk (Éditions du Panseur)

    La jeune auteure raconte une année de formation en bûcheronnage. En prose coupée, et sans réussir à faire du langage quotidien plus que ce qu’il est…

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    Mes livres des mois d’août et septembreLe Bonnet rouge, Daniel de Roulet (Héros-Limite)

    En prose coupée aussi, l’écrivain suisse retrace l’épopée du régiment de Châteauvieux et de ses mutins, sur fond de Révolution française et de préromantisme.

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    Mes livres des mois d’août et septembreLa Vie Nouvelle, Tom Crewe, traduit de l’anglais par Étienne Gomez (Christian Bourgois)

    Inspiré par la vie de Havelock Ellis, fondateur de la sexologie, et de John Addington Symonds, un brillant premier roman qui parle du corps, dans la société victorienne et dans toutes les autres.

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    Mes livres des mois d’août et septembreCeux qui ne meurent jamais, Dana Grigorcea, traduit de l’allemand par Élisabeth Landes (Les Argonautes)

    Dracula revient, dans une Roumanie d’aujourd’hui qui n’a rien pour lui plaire… Humour, fantastique, politique – et une belle réflexion sur le temps de l’Histoire.

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  • www.meisterdrucke.frOn n’en a jamais fini avec Dracula. Surtout quand on est roumain et écrivain : dans le dernier de ses romans, récemment paru (1), Virgil Gheorghiu jouait avec le mythe ; et voilà qu’une auteure d’aujourd’hui vient elle aussi nous rechanter la vieille histoire – remise sérieusement au goût du jour.

     

    Si Dana Grigorcea habite en Suisse et écrit en allemand, elle a pu, née en 1979, vivre son enfance au sein de l’« intelligentsia bohème sous le régime de Ceaușescu » qu’évoque l’éditrice et que dépeint le livre. La narratrice (anonyme) y garde le souvenir des années passées au « paradis », dans la petite bourgade de B., « sise au sud de la Transylvanie et au pied des Carpates ». Là, tous les étés, elle séjournait de longues semaines en compagnie de sa grand-tante Margot et de nombreux cousins et amis, dans la villa familiale, confisquée puis rétrocédée, avec son « mobilier Biedermeier », ses « icônes orthodoxes », ses « sabres turcs » et ses « assiettes mauresques », non loin des forêts.

     

    Cadavre énucléé et bureaux de change

     

    Mais lorsque l’héroïne, après avoir réussi son « master à l’Académie de la Grande Chaumière à Paris », revient sur les lieux, elle ne reconnaît plus grand-chose. La fin de la dictature n’a rien changé à la corruption des fonctionnaires, toujours en place, cependant le village s’est quasiment vidé de ses habitants, émigrés en Italie ou en Espagne, et le paysage idyllique n’est plus que « clôtures renversées », « sacs en plastique gonflés d’air », « mares d’eau stagnante », « ruines en béton »…

     

    De même qu’il a existé un réalisme magique, il y a un fantastique contemporain qui, depuis la Russie de Boulgakov, s’est répandu dans toute l’Europe orientale. Et, comme son alter ego latino-américain, il est le plus souvent politique. La jeune artiste de retour dans son pays fait une excursion en montagne avec Margot et toute la bande, une cousine tombe dans un ravin, décède, il faut ouvrir le caveau de famille, où on trouve un cadavre empalé et énucléé. Dans le même temps l’héroïne reçoit de singulières visites nocturnes, se voit dotée de nouveaux pouvoirs, et vole à l’occasion, nue, au-dessus des villes et des campagnes, notant « les preuves de mauvaise gestion, les chantiers abandonnés, les voitures garées en désordre sur les trottoirs, la quantité absurde de bancs dans les parcs et les innombrables bureaux de change et de loterie ».

     

    Le pays va mal. « Ah, Empaleur ! Prince ! Que ne reviens-tu faire justice d’une main de fer »… Vlad, dit Dracula, « pas vraiment de son vivant, mais dans les livres d’histoire roumains et encore aujourd’hui dans le peuple, pass[e] (…) pour un père sévère mais juste ». Or, ça tombe bien : le mort apparemment empalé était, dit-on, « un délinquant », le caveau de famille abritait la tombe secrète du Dracula historique – et les élites d’aujourd’hui, qui sont les mêmes qu’autrefois, peuvent, en créant à B. un « Dracula-Park », orchestrer l’exploitation médiatique, commerciale et politique de tous ces étranges événements.

     

    « La morsure du vampire n’est pas un châtiment »

     

    Impossible d’entrer dans le détail du foisonnement baroque qu’en tire pour sa part notre auteure, en une intrigue si pleine de voltes, contre-voltes et jeux de miroirs qu’elle court le risque de lasser un peu. Elle se clôt sur un dénouement de polar politique après avoir mêlé joyeusement les tons et les genres : le fantastique macabre avec scènes de possession nocturnes, « longs doigts crochus » et vêtements noirs, côtoie la satire socio-politique un brin réac et le récit d’enfance qu’on soupçonne autobiographique. Sans compter un peu de biographie historique en prime, et les aventures détaillées du vrai prince Vlad de Valachie (1431-1476).

     

    Ce qui domine, c’est bien le fantastique, mais au sens hoffmannien du terme : une forme de fantaisie faite d’inventivité, de poésie et d’humour noir. Sous le couvert de laquelle, entre les lignes, une réflexion complexe et subtile sur le temps historique suit son cours. Si le récit stigmatise les tenants du passé mythique ou de la plus récente dictature, il est plus sévère encore pour les chantres de la modernité et de l’avenir, lesquels sont du reste les mêmes. Qui sont, en fin de compte, « ceux qui ne meurent jamais » ? Les vampires, comme le veut la légende ? Les exploiteurs, toujours là ? Les figures peintes, peut-être, sur les murs des églises ou dans les tableaux, tel ce portrait anonyme de Vlad l’Empaleur, prince Valachie ?... « La morsure du vampire n’est pas un châtiment (…). C’est la délivrance de ceux qui ont été asservis, trahis, humiliés ». Pour échapper au cauchemar de l’Histoire, la seule solution serait un saut, ou plutôt un vol hors du temps, vers l’univers du conte ou celui de l’art. Telle serait la morale de ce roman gaiement pessimiste.

     

    P. A.

     

    (1) Dracula dans les Carpates, éditions du Canoé, voir ici

     

    Illustration : portrait de Vlad III Țepeș, anonyme, XVIIe siècle

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  • www.pinterest.deEn dépit de ce que j’avançais dans mon article consacré aux dernières Tendances automnales, le roman biographique a encore de beaux restes. Quoique, à propos de La Vie Nouvelle, on puisse se poser la question : est-ce un roman biographique ?

     

    L’auteur, dans sa Postface, indique, et l’expression est à prendre en compte, que ses héros sont « librement inspirés de John Addington Symonds (…) et de Havelock Ellis ». Rappelons que le second (1859-1939), médecin britannique, est un des fondateurs de la sexologie et l’auteur de monumentales Études de psychologie sexuelle. Le premier (1840-1893), poète et critique littéraire, écrivit notamment sur la Grèce antique, Michel-Ange et, surtout, Walt Whitman. Tous deux composèrent ensemble, au début des années 1890, un livre intitulé Sexual Inversion, lequel ne fut publié qu’en 1897, après la mort d’un des auteurs.

     

    Comme son modèle, le « Henry Ellis » de Tom Crewe est timide, marié à une femme nommée Edith et préférant les femmes, sa propre sexualité problématique penchant du côté de l’ondinisme. « John Addington », comme le vrai Symonds, est, quoique homosexuel, marié et père de trois filles. C’est son désir de défendre la cause de ceux qu’on nomme alors les « invertis » qui le pousse à prendre la plume en collaboration avec un médecin hétéro, lui-même incité à le faire par son intérêt pour les questions sexuelles en général. Tous deux, dans leurs démêlés avec la justice, seront enfin défendus au nom de la liberté d’expression… Ce triple malentendu occupe l’essentiel de la seconde moitié du livre de Crewe.

     

    Débats d’époque

     

    Mais les vrais Symonds et Ellis ne se sont jamais rencontrés, se bornant à correspondre. Dans le roman, où leurs points de vue alternent au fil des chapitres, ils se complètent et s’opposent au contraire en de longs face-à-face. Ce roman est bien un roman, écrit, comme le dit aussi son auteur, « avec de pures intentions de romancier ». Certes, l’écrivain trentenaire, qui revendique la qualité d’« ex-historien », restitue les débats d’une époque, sur l’homosexualité (« le sexe intermédiaire » ?), sur « les limites de la liberté idéale des femmes » (« Il doit bien y en avoir, de même que pour les hommes »)… Edith et Henry sont membres d’une société savante, « la Vie Nouvelle », dont les membres considèrent « les oppositions qui pas[sent] pour immuables – individu-société, homme-femme, ville-nature, travail-loisir, production-consommation – comme étant de nature frauduleuse » ; « "Solidarité et personnalité", telle [est] leur devise ». Et, comme « la Vie Nouvelle appel[le] aussi à être vécue, dans la chair », les deux époux sont fiers de promouvoir par leur union « une vision du mariage qui n’[est] plus structurée autour de la sexualité ».

     

    Le grand sujet d’époque, c’est surtout, dans cette Angleterre victorienne, la répression d’une homosexualité toujours condamnée par la loi. Tom Crewe le souligne dans sa Postface, « Symonds est mort en 1893, alors que [le] roman commence en 1894 », ce changement dans les dates ayant à l’évidence pour but principal de placer au cœur de la fiction le cataclysme Oscar Wilde, dont le procès et l’emprisonnement en 1895 plongent nos héros dans la terreur et annoncent l’interdiction et la destruction de leur propre ouvrage.

     

    Le livre de Tom Crewe se situe pourtant au-delà du documentaire historique, qu’il soit étude de genre ou reconstitution érudite des aventures d’un autre livre. Cet au-delà, c’est la fiction, grâce à laquelle nous entrons non seulement dans les luttes intérieures et les dilemmes des deux héros, mais dans leurs sentiments les plus intimes – les plus infimes. Tout l’art ici est dans le détail. Je ne suis pas spécialiste, mais il me semble qu’on n’a peut-être pas assez souligné la sensualité qui caractérise souvent les romans britanniques. Ce roman-ci est bien anglais, sans cesse attentif aux lumières, aux sons, à la qualité de l’air, qu’il saisit dans des notations rapides mais chargées d’une poésie précise, sans lyrisme. À chaque page, ce sont des trouvailles, que l’excellente traduction contribue à rendre saisissantes : des « serveurs en tablier blanc (…) pas[sant] entre les tables [en] don[nant] l’impression de percer l’espace » ; « à Victoria, les voitures et les gens grouil[lant] tels des insectes, comme si la gare était une grosse pierre qui venait de se retourner au-dessus d’eux »…

     

    Corps empêché

     

    Le détail est presque toujours lié au corps, qui s’immisce dans les réflexions ou en marge des conversations. « Une rougeur dans le cou [d’une domestique], de la forme d’une traînée de lait » ; « un filet de transpiration réfléchis[sant] la lumière le long [d’une] oreille » ; un homme prenant « conscience de la pâleur de ses chevilles sous ses chaussettes » ; une femme caressant sa robe et « fais[ant] courir des ruisseaux dans le tissu »… Voici un admirable roman du corps. Dans une scène initiale qui fait figure de programme, Addington rêve que, comprimé par les voyageurs d’un wagon bondé, il jouit en cachette contre un autre homme ; quelques pages plus loin, il observe réellement, à distance, des ouvriers qui se baignent nus dans la Serpentine… Le corps dont on nous parle est le corps empêché. Le même Addington, marié « parce qu’on [lui] a dit de l’être », ne se masturbe que « dans ses moments de plus grande extrémité » en « craignant d’être découvert » ; la nuit de noces d’Ellis est un échec, qui le voit « pous[ser] devant lui comme une offrande importune », tandis que « le drap glis[se] traîtreusement sous ses genoux » ; allongé sur un canapé, la tête posée sur la poitrine d’Edith, il ressent « l’incommode écrasement de son nez »…

     

    L’histoire est, d’une certaine manière, celle d’une double libération : Addington en viendra à revendiquer ouvertement son homosexualité, Ellis à accepter réellement son mariage et ses bizarreries personnelles, comme autant de manifestations de « la vie nouvelle » qui approche. Pourtant, si le roman touche à l’universel et que chacun s’y retrouve par-delà goûts et choix, c’est grâce à sa peinture du corps pris dans le social, gêné par le social et en même temps le débordant et le forçant à évoluer. Le corps serait-il au fond toujours empêché, se donnerait-il à nous, comme le réel, dont il est l’émanation, sur le mode de l’achoppement ?  La Vie Nouvelle saisit et fige cet éclair de la chair dans le tissu des conventions, c’est sur l’éblouissement d’un instant que repose ce gros et grand livre.

     

    P. A.

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