• Trust, Hernan Diaz, traduit de l’anglais par Nicolas Richard (L’Olivier)

    www.geographicguide.comLes lecteurs habitués à ce blog me rendront sans doute une justice : à propos des livres que j’évoque, je fais de réels efforts pour parler de l’intrigue sans en dire trop. S’agissant du deuxième roman de Hernan Diaz, écrivain américain d’origine argentine, prix Pulitzer 2023, cette règle est cependant bien difficile à respecter. La structure, ici, voilà l’intrigue : elle est tout entière dans la succession des quatre parties. Impossible de parler du livre sans décrire cette architecture. Mais qu’on se rassure : elle est d’une habileté assez vertigineuse pour qu’il soit impossible aussi de déplier toutes les surprises et les subtilités dont elle est porteuse.

     

    Jeu de piste

     

    Première partie : Obligations ; un bref « roman » d’un certain Harold Vanner. Il raconte l’histoire de Benjamin Rask et d’Helen Brevoort. Fils de famille renfermé mais doué pour les maths, il est appelé à se construire une fortune colossale dans la finance. Fille de patriciens ruinés, en partie par la maladie mentale du père, elle est singulière et brillante. Tous deux forment un couple mystérieux, excentrique, tout-puissant, « créature mythique de la société new-yorkaise ». Elle s’illustrera dans la bienfaisance et le mécénat, il jouera, lors de la crise de 1929, un rôle tristement et cyniquement décisif. Ensuite la folie paternelle atteindra à son tour Helen, qui mourra dans d’horribles souffrances causées par le traitement choisi par son époux. Celui-ci lui survivra de longues années, mais sa gloire sera passée.

     

    2 : Ma vie, récit d’Andrew Bevel, dont la trame est semblable et le propos très différent. Après la mort prématurée de son épouse, un puissant financier tente de lui élever un mausolée biographique tout en faisant de lui-même un autoportrait flatteur en héros du libéralisme (« La prospérité d’une nation n’est fondée que sur une multitude d’égoïsmes qui s’alignent jusqu’à ressembler à ce que l’on appelle le bien commun »).

     

    Changement de décor dans la troisième partie : Ida Partenza est fille d’un anarchiste immigré d’Italie, qui vit tant bien que mal de sa profession d’imprimeur. Elle postule pour un emploi rémunérateur chez Andrew Bevel. Elle est embauchée. Il lui tend le roman de la première partie et lui indique son travail : répondre aux accusations dont il y est l’objet sous le masque de la fiction et au portrait qui y est brossé de sa femme, en rédigeant, d’après les conversations que tous deux auront ensemble, le récit que nous venons de lire en 2.

     

    On est alors en 1938. Mais au moment où Ida, des années plus tard, s’adresse à nous, elle a déjà publié elle-même plusieurs romans. Si elle replonge dans ses souvenirs, c’est que le New Yorker lui a commandé un article sur la transformation de la maison jadis occupée par feu Bevel en un musée. Elle a, du coup, accès aux archives – et aux journaux intimes de la vraie Mildred, jamais déchiffrés par qui que ce soit, lesquels constitueront la dernière partie du roman de Diaz.

     

    J’espère que vous avez suivi. Et vu le premier tour de force littéraire qui, je l’espère aussi, ressort du résumé ci-dessus. Nous avons en effet un pastiche (admirable) de roman psychologique à arrière-plan social dans le style d’Henry James ou d’Edith Wharton, suivi d’un récit de vie criant de vérité dans ses maladresses mêmes, d’un récit autobiographique authentiquement littéraire, et, enfin, d’un journal. Celui d’une femme mourante, d’une intelligence prodigieuse, en contact avec les plus grands noms de la musique de son temps, et dont on apprend qu’elle est la véritable auteure des coups financiers de son assez lugubre mari.

     

    Jeux de miroirs

     

    Car le tout forme bien sûr aussi un thriller financier, où nous sont décrites dans le détail « les contorsions de l’argent – les façons dont on [peut] le forcer à se recourber sur lui-même et à ingurgiter son propre corps ». Bien sûr, ce thriller est une critique féroce du capitalisme. Et, naturellement, on peut en faire aussi une lecture féministe. Bevel a voulu, dans son récit, transformer sa femme « en un personnage complètement anodin et inoffensif » ; Vanner, dans son roman, a cherché à la faire « entrer de force dans le stéréotype des héroïnes condamnées au malheur de siècle en siècle ». L’un comme l’autre, ils ont travaillé à « la remettre à sa place ». Et il fallait une femme, Ida, pour lui rendre enfin sa place véritable.

     

    Sauf que cette femme est, on l’a dit, romancière. Dans la partie du livre où elle prend explicitement la parole, elle ne cesse d’évoquer les « mensonges » qu’elle doit raconter à son anarchiste de père à propos de son travail chez un homme de Wall Street, ou de nous entretenir du personnage « fictif » qu’elle aide ce dernier à créer, et qu’elle compose, « comme la créature de Victor Frankenstein », à partir de morceaux trouvés dans les biographies de différents hommes célèbres. C’est par cette spécialiste en inventions et en trucages que nous avons accès au personnage de Bevel, au seul exemplaire restant du roman de Vanner (ledit Bevel ayant fait disparaître tous les autres), enfin au prétendu journal de Mildred…

     

    Tout est placé sous le signe de la fiction. On n’en finirait pas de se perdre dans les jeux de miroirs, de rappels et d’annonces qui renvoient d’une partie à l’autre du livre, et la vérité s’égare dans ce dédale, qualifié par le Literary Hub de « délicieusement borgésien ». Le titre, dans son ambiguïté même, sonne ironiquement : à qui se fier dans cette affaire ? Car le roman, comme le capitalisme, c’est le mensonge, la combinaison et le jeu. Et Hernan Diaz se joue du second en l’enveloppant dans la toile que tisse le premier. Angoissant, d’une certaine manière. Mais revigorant.

     

    P. A.

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