Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Le roman français contemporain a produit un curieux sous-genre qu’on pourrait appeler « roman de la province perdue ». Une province toujours rurale et presque à tous les coups centrale : pas de filets bretons ni de mas provençaux mais de hauts plateaux sans pittoresque, loin de la mer. L’auteur vient de là, il évoque, directement ou par personnages interposés, un monde qu’il a quitté sans parvenir à s’en déprendre, cieux chagrins, terre ingrate, générations entières d’ascendants taciturnes, il s’interroge sur l’effet que ça fait d’être en bout de chaîne et de se retourner vers ce qui a déjà disparu. Des écrivains comme Michon, Millet (celui de La Gloire des Pythre ou de L’Amour des trois sœurs Piale), et surtout bien sûr Bergounioux, ont su porter ces thèmes, au-delà de l’histoire personnelle et collective, de la famille, de la mémoire, jusqu’à la question même de l’être.
Marie-Hélène Lafon se réclame de ces trois auteurs et c’est donc avec un préjugé très favorable qu’on aborde la lecture de son roman, Les Pays. D’autant qu’elle a tout pour séduire : fille de paysans venue à Paris faire des études de lettres classiques, discrète, pas maquillée, ne parlant que de soi, je ne ris pas, j’aurais quant à moi naturellement tendance à faire bien plus confiance en matière de littérature à un personnage de ce genre qu’à un noctambule excité vivant dans un loft et écrivant des romans d’une main tout en tournant des films de l’autre.
D’ailleurs ça commence bien, le roman de Marie-Hélène Lafon : longues phrases qui ont le grain d’une voix et suivent le rythme capricieux du souvenir, détails nets et claquants, comme ces « deux tracteurs, à cabine et sans cabine, rouges et patients, garés sous les frênes jeunes à la montée de la grange ».
Puis on se surprend à attendre. Attendre que quelque chose de plus advienne. Car on a le sentiment d’avoir bien compris : oui, d’accord, la narratrice vient du Cantal, Paris et la Sorbonne ont été pour elle un autre monde, ils le sont encore un peu parfois quoiqu’elle ne fasse plus partie du premier, Marie-Hélène Lafon nous l’a dit et nous le répète, à pleines pages, de mille façons, soulignant et insistant bien pour ceux qui n’auraient pas saisi. Xavier Houssin, qui lui consacre toute une page dans « Le Monde des livres », a bien raison de parler de « douce obstination ». On dirait qu’elle attend que de son insistance une vérité vaguement fulgurante finisse par jaillir et par nous atteindre. Mais rien ne perce entre les mots : on reste à leur surface, loin de ce qui serait le cœur du sujet, ce cœur où descendaient les auteurs favoris de madame Lafon. Ça manque de profondeur à tous les sens du terme : les perspectives sont bouchées.
Pour masquer l’absence d’arrière-plan il faut bien meubler. Est-ce cette nécessité qui explique l’étonnant changement de régime du livre et le passage, après quelques dizaines de pages, à ce style ironiquement (?) ampoulé dont l’usage, par contraste avec la simplicité affichée des gens et des choses dont il est question, devient l’unique procédé du lassant récit, pour parler comme l’auteure elle-même ?
Car elle ne lésine pas sur l’adjectif, l’agrégée de lettres classiques, qu’il s’agisse d’évoquer des « enfants de paysans… que des autobus vaillants extrayaient chaque lundi matin d[e] hameaux infimes », d’une « inamovible caissière… d’un naturel ombrageux renforcé par les ordinaires avanies du monde » et dont les fils préparent « d’évanescents diplômes dont leur mère peinait à énoncer l’intitulé ronflant » ou d’un jeune homme « fluet, la poitrine étroite, l’œil vert et dur… emplissant un espace considérable taillé à la proportion inverse des mensurations mesquines dont l’avait affligé une nature parcimonieuse ».
Quand on en arrive à : « Marie-Christine, la voix saturée d’interférences hormonales et le téton turgescent sous le corsage estival, concluait à ses meilleures heures par un carpe diem tonitruant puisé aux congruentes sources des pages roses du Larousse et des magazines féminins dont elle était friande », on commence à ressentir les symptômes de l’indigestion. Et le texte produit un effet certainement inverse de celui que cherchait son auteure : Marie-Hélène Lafon se moquerait de ses personnages ? elle serait gênée de parler d’eux ? ou de n’avoir rien de plus à en dire ?
À moins que l’ancienne bonne élève ne soit toujours captive de l’enchantement où la plongeait cette langue littéraire qui fut longtemps pour elle une langue étrangère. Si elle avait trouvé dans ce quasi-pastiche de « beau style » un moyen détourné de signifier le décalage originel qui, dit-elle, est le sien, ce serait évidemment un procédé subtil. Aussi délicat et minutieux que le crochet, la broderie, la dentelle, tous ces ouvrages dignes d’estime auxquels on se livrait jadis au coin du feu…
P. A.