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Pour son deuxième roman (après Louvre, Seuil, 2019), Josselin Guillois tente le mélange. Voici en effet un roman biographique (Rembrandt), qui est aussi, inévitablement, historique (Amsterdam au Siècle d’or), et articule une réflexion sur la peinture et la fonction sociale du peintre. C’est, en plus, voire surtout, un récit d’éducation.
Mélange intéressant en soi, et plus encore par son dosage. Peu de pittoresque d’époque : l’auteur résiste à la tentation du réalisme quotidien, auquel son sujet aurait pu l’inciter, comme aux pièges que lui tendait une cité mythique. À peine entrevoit-on quelques bas-fond, avec « pontons branlants », « relents de bois pourri », odeurs d’épices mêlées à celle des excréments que rachètent « un bon prix » les producteurs de fraises.
Peindre une table
Pour ce qui est de Rembrandt, malgré quelques retours sur son enfance et sa carrière, on le voit, pour l’essentiel, dans sa dernière période. L’heure de gloire est passée. Les notables qu’il portraiture ne se reconnaissent plus dans ses toiles ni dans « sa manière rugueuse et revêche ». Il est criblé de dettes, la garde de son fils Titus, 17 ans, va peut-être lui être retirée. Mais l’art de ce peintre en bout de course touche à son point le plus extrême et le plus intense. « Ce qui l’excite : des vieillards partout, des indigents, de la vieille chair, affaissée, boursouflée, avec des éruptions et des irritations cutanées, des plis, des rides ». Rien de lisse : la matière du corps. La matière tout court — « rehauts épais », « taches de couleur juxtaposées », « épais empâtements raboteux ». Il en fait de la lumière. Quand il peint une table, cette lumière en « jaillit, liquide », elle a « quelque chose de fangeux, elle brûle la pupille ». Le vieil artiste « ne sai[t] plus faire de la spiritualité que dans la pesanteur », et sa peinture est profondément charnelle, voire sexuelle. « Je vais me caresser, tandis que toi, tu peins ».
C’est Titus qui parle, comme il le fait tout au long du livre mis à part quelques passages à la troisième personne. En choisissant de nous faire partager la vision oblique, rapprochée et pourtant gauchie, que l’adolescent a de son père, Guillois ne donne pas seulement à son histoire de peintre une dimension supplémentaire d’initiation-éducation. Il la transforme, comme dit la quatrième de couverture, en « une histoire d’amour ».
Un étrange amour
Pas n’importe quel amour. Changeant sans vergogne, comme il l’avoue dans une note au lecteur, la réalité historique, notre auteur place le couple père-fils au vrai centre du roman. On est dans un monde d’hommes, et Madeleine, qui tient le ménage de Rembrandt et deviendra la maîtresse de Titus, demeure, malgré tout, un beau personnage secondaire. L’amour dont il s’agit ici est avant tout celui qui unit géniteurs et rejetons. Titus, fasciné, observe son génie de père, attendant en vain des signes d’affection de la part de celui que semble dévorer la peinture (« Si tu laissais l’atelier tranquille, juste pour cette nuit, et qu’on allait ensemble se reposer, une fois ? »). Mais il ignore que, chaque nuit, Rembrandt vient le regarder dormir. Le mythe d’Abraham et Isaac, relaté par un personnage dans une page très belle, est ici une fausse piste. Les pères et les fils sont dévorés par une passion réciproque, et le père du peintre, déjà, « s’enamoure de son bébé, le réveille la nuit pour l’embrasser (…), ne le laisse pas tranquille ». C’est une passion physique, non pas sexuelle, mais très charnelle, le corps vieilli du père croisant sans cesse la corps jeune du fils, tous deux se rejoignant dans le même lit. Josselin Guillois explore ces rapports singuliers jusqu’à les inverser. Ainsi Titus rêve d’une « espèce d’ourse très maternelle » vivant « à l’intérieur » de lui, et qui, quand Rembrandt descend de son atelier à l’aube, s’éveille pour « cueillir son ourson qui revient de cueillette ». « L’ourson, c’est toi, papa », précise-t-il.
Le fils Titus est enceint d’une bête qui est la mère dévoreuse de son père… Et Guillois, dans l’histoire du monstre Rembrandt, inclut une autre histoire, plus inhabituelle et heureusement dérangeante. Oh, bien sûr, ça ne va pas sans quelques tirades légèrement emphatiques. Notre auteur en fait souvent un tout petit peu trop (et puis on se demande pourquoi il éprouve le besoin, de temps à autre, de supprimer les négations). Pourtant, quand, à la fin de son roman, il montre, au mépris des faits, Rembrandt mourant dans les bras de Titus, on se dit qu’il a trouvé et dit, ce qui n’est pas rien, une manière nouvelle de tuer le père : par amour.
P. A.
Illustration : Rembrandt, Portrait de Titus, 1668