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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

La Fille de la piscine, Léa Tourret (Gallimard)

www.vsj.caElle écrit systématiquement « je m’en rappelle » mais, une fois n’est pas coutume, on ne peut pas (même moi) lui en vouloir. Si elle ne le faisait pas, Léa Tourret dérogerait au parti pris d’hyperréalisme qui est au cœur de son premier roman. Je ne parle pas de réalisme au sens classique du terme, bien sûr. Mais nous avons ici le portrait exact, cru, d’une minutie quasi maniaque, d’un âge, pour lequel tout lecteur habitué de ce blog connaît mon intérêt : l’adolescence.

 

Depuis qu’il existe littérairement (Beaumarchais, Rousseau…), cet âge a toujours constitué un pays étrange, c’est d’ailleurs là son intérêt. Mais, au fil des dernières décennies, il semble être devenu franchement une île interdite, fort éloignée du « domaine mystérieux » d’Augustin Meaulnes. Lena, l’héroïne de La Fille de la piscine s’insurge au détour d’une page : « Cette manie de nous mettre dans le même sac (…). Comme si on était tous les mêmes, comme si c’était une maladie temporaire qui nous rassemblait dans l’adolescence ». Eh bien, mon Dieu, c’est en effet un peu le sentiment qu’on a en les entendant parler (activité pour laquelle j’ai été rémunéré longtemps) ; et on l’a plus encore en entrant dans un livre dont il faut approcher au plus près le texte subtil si l’on veut voir se détacher les différences entre ses personnages, qui existent d’abord par leurs gestes et leurs paroles.

 

Stan Smith et fellation

 

Car, du coup, ce qui les unit frappe d’emblée. Les signes extérieurs : lecture de Biba, passion du grignotage, dépendance complète à « snap », « tik tok » et « insta », appareils dentaires… Le langage, évidemment : « Max avait embrassé le grand frère de Thaïs sur qui elle crushait depuis toujours » ; « Elle avait terminé Clara parce qu’on voyait ses chaussettes dans ses stan smith » ; « [Sabrina] insistait (…) pour critiquer le comportement abusé de Max ». Ils partagent aussi tous le même mépris résolu pour tous les adultes, parents, profs, vieillards ou simples trentenaires (moins pour les enfants, voir les rapports finement décrits entre Lena et son petit frère). Enfin, il y a, bien entendu, le système complexe et opaque aux yeux profanes des codes et des règles, que l’auteure, laquelle a déjà publié, paraît-il, un « essai socio-anthropologique », expose sans discours mais avec une précision prouvant qu’elle connaît son sujet.

 

Dans la ville en été, il y a la piscine, lieu unique de l’action. Au bord de la piscine, il y a les garçons et les filles, obsédés les uns par les autres. Parmi les filles, il y a Lena et Max (une fille, vous l’aviez compris). Ou, plutôt, tant les amitiés ici sont rigoureuses, « Maxéléna ». Mais dans cet être hybride il y a quand même Lena, la narratrice. Un tel système de poupées russes (ou de monades enchâssées ?) dit bien le narcissisme exacerbé qui est la première loi du monde dont nous parlons. Le corps y joue le rôle essentiel. Ses défauts, ses fonctions, ses dégoûts, « goutte de sueur (…) glissant » de l’aisselle au flanc, « discrètes vergetures », « cheveux collés au sol » et odeur de « serviette hygiénique pleine ». Ses désirs, culminant ici dans une fellation d’anthologie, tant par son manque radical de lyrisme que par le peu de plaisir qui l’accompagne.

 

Filles entre elles

 

Le corps, cependant, c’est aussi et peut-être surtout ce qui scelle la proximité entre les filles. « Ça me surprend presque », dit Lena à propos d’une nouvelle copine, « l’intimité qui s’est constituée entre nos deux corps, leur teinte gourmande et fraîche comme une nouvelle robe que l’on vient de m’offrir et que je mettrai tout l’été ». C’est de cette intimité-là qu’il est avant tout question. Que se passe-t-il, en effet, dans ce récit court qui paraît cependant si bizarrement dense ? Rien. C’est-à-dire ce qui, pour les étrangers, serait une somme de petits riens, mais qui, pour les membres de la tribu, représente un enchaînement de drames essentiels. Max et Lena s’adjoignent une nouvelle amie, Sabrina. Elles croisent Yannis et Lounès, qui viennent de la cité Blanqui. Max manœuvre pour évincer Lena et s’emparer de Lounès. Rupture. Lena se rapproche de Sabrina. Mais la situation va s’inverser, on ne vous dira pas au gré de quelles péripéties…

 

Bref, c’est l’histoire d’une brouille et d’une réconciliation entre copines. Car entre copines, c’est à la vie, à la mort. Et la mort rôde sans cesse, sous forme de souvenirs de films, de scénarios fantasmés, de rédactions scolaires parlant « d’une adolescente aux cheveux longs retrouvée noyée à la fin d’une soirée sur la plage »… Qui a tué ou va tuer ? Une phrase lue dans un « article de Détective » tourne en boucle dans l’esprit de Lena : « Coupable forcément coupable ». C’est qu’ici tout le monde tue tout le monde. On a vite fait de « terminer » les uns ou les autres, à coups de propos rapportés, de sarcasmes, de photos lâchées sur les réseaux…

 

C’est l’empire du regard. Enfermée dans son corps, Lena observe le monde, avec une attention qui frôle l’omniscience, repérant ce que le moindre geste dit de l’autre à son insu. Et la précision hallucinée de ses notations, les détails soudain grossis qu’elles font surgir sont pour beaucoup dans la force étonnante de ce premier roman. « En arrêtant d’épier, je me sens plus relâchée, plus insouciante », dit la narratrice. On la comprend. Certains livres vous consolent d’être vieux. Retrouver l’adolescence ? Pitié ! Mieux vaut y retourner par la seule grâce d’un livre…

 

P. A.

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