Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
« Ah ! les premières fleurs, qu’elles sont parfumées ! » dit le poète. C’est certainement ce que Paul Otchakovsky s’est répété quand il a décidé de publier La Cattiva. Lise Charles est jeune, elle a l’air bien gracieux, elle est très diplômée — prix au Concours général, agrégation et j’en oublie. Elle dit qu’elle « déteste s’ennuyer », c’est original. Elle a écrit un premier roman, La Cattiva. C’est l’histoire d’une pimbêche et d’un intello un peu dadais qui passent leurs vacances dans une maison en Italie, près de Ferrare. Pour peindre la pimbêche Lise Charles trouve une justesse de ton qui laisse rêveur, et ce petit récit quotidien et vachard commence plutôt bien. On y trouve même des phrases tout à fait réjouissantes : « Elle se sentait si évidemment méchante que sa gorge se serrait de satisfaction » ; « Ils se détestaient maintenant, mais les mains de Pierre continuaient leurs caresses ; l’anguille remue bien plusieurs minutes après avoir perdu la tête, pensa Marianne »…
Seulement ces gens sont cultivés, c’est là leur drame. Ah on n’abuse pas des smartphones et autres tablettes chez Lise Charles, il faut lui accorder cela. La seule fois où l’héroïne allume son téléphone il nous est bien précisé qu’elle n’a « pas eu besoin de [le] recharger en dix jours ». Mais des livres, ça oui, Musset, Flaubert, Rimbaud, bien d’autres, citations et pastiches, ça ne cesse pas. On voit que l’auteur a beaucoup étudié. D’ailleurs elle a tout l’humour et l’ingéniosité d’une élève de classe préparatoire. Par exemple le grand divertissement de nos deux amoureux en phase terminale est de faire des alexandrins — tous justes, on est bien obligé de le reconnaître au passage tout en se demandant distraitement à quoi ça rime. Naturellement nos héros écrivent, aussi. Cela permet à l’auteur de dépeindre ses propres efforts, dans une manœuvre astucieuse pour désarmer les malveillants : « Je voudrais écrire quelque chose, quelque chose qui ait du sens, mais je ne peux rien raconter, car je ne connais rien, il ne m’arrive rien ».
Au bout de 268 pages d’humour hypokhâgneux et d’affèteries post-adolescentes, on éprouve comme un besoin de changer d’air. On ouvre, un peu par hasard et par association d’idées, Mistero doloroso, court roman d’Anna Maria Ortese traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli et publié voilà déjà plus d’un an chez Actes Sud. C’est toujours l’Italie mais à présent c’est Naples, et le XVIIIe siècle. L’histoire tient en peu de mots : une petite couturière qui aime le fils du roi se jette dans le puits. Elle nous est racontée par une narratrice omnisciente, mais pas complètement : « Pourquoi Cirillo agit-il ainsi, nous ne le savons pas. De lui à l’enfant du peuple dont il ignorait jusqu’au prénom, mais rencontrée ce soir-là pour la troisième fois, semblait aller et venir une complicité antérieure aussi bien à ces rencontres qu’à leur naissance même, insoucieuse de l’immense diversité du destin ». La distance que celle qui parle garde par rapport à ses personnages n’est pas, on le voit, celle du savoir, mais plutôt celle de l’étonnement devant « l’étrangeté du monde ». Tout ce dont il est question ici, êtres humains, objets, lieux, paraît entouré d’une sorte de halo et comme prêt à excéder ses propres limites pour se répandre dans une totalité plus vaste. Ainsi l’instant présent est-il toujours travaillé par un inexplicable sentiment de déjà-vu ; les gestes quotidiens évoquent ceux des tableaux qui montrent les saints et les anges dans les églises napolitaines ; les sentiments et les pensées débordent sans cesse en sensations, ou inversement : « La sottise de Ferrantina lui parut semblable au parfum des roses rouges qui, ce matin-là, ornaient la petite fenêtre » ; « Parfois, il lui semblait — lorsqu’elle marchait seule dans les rues en escaliers, apportant les paquets aux clientes — qu’elle n’avait presque aucun poids, qu’elle était aussi vide et bleutée que l’air. D’autres fois, un simple pétale de géranium tombé par hasard d’un vase fleuri sur sa main la lui rendait toute douloureuse ».
Cette tendance générale de toute chose à l’expansion se traduit dans le ruissellement des couleurs et des odeurs qui imprègnent le livre du début à la fin : « petit vent odorant qui apport[e] la fraîcheur du citronnier » ; « verdâtre putride et plein de lumières rouges des maisons » ; jeune fille « toute rose, verte de romarin et rouge de foulards ». Porté par une sensualité qui paraît toujours tournée vers autre chose qu’elle-même, le lecteur se laisse vite captiver par l’étrange climat de mysticisme sans religion dans lequel flotte ce petit livre en sa simplicité déconcertante. Le mystère du titre baigne tout, et d’abord le récit en tant que tel. Son charme inexplicable, c’est sans doute ce qu’on appelle la grâce. On l’a ou on ne l’a pas.
P. A.