Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
En Amérique du Nord, on ne plaisante pas avec l’aventure. Inutile de rappeler la place qu’elle y a occupée, non seulement dans la littérature et le cinéma mais dans les mythologies mêmes que ceux-ci ont contribué à fonder — celles d’un pays créé par des hommes venus de partout tenter leur chance au bout du monde. Si le livre de J. Bradford Hipps s’intitulait L’Aventurier, son titre n’exprimerait qu’une certaine ironie vis-à-vis de cet héritage. Choisir L’Aventuriste, c’est donner d’emblée à ce premier roman un degré de subtilité supplémentaire, qui en fait peut-être le principal intérêt.
Dans la sierra des open spaces
Adieu cactus, canyons, coups de feu, tribus hostiles. L’aventure, aujourd’hui, sur fond de quartiers d’affaires, d’aéroports et d’autoroutes, répond aux possibilités de risque et de suspense ouvertes par le libéralisme économique déchaîné. C’est dans le monde de l’entreprise que s’incarne à présent « la mythologie américaine du rebond, de l’abnégation », de « la page blanche qui reste à écrire » : « Si vous n’arrivez pas à rendre riches les actionnaires après tout ce qu’ils vous ont donné, alors qui êtes-vous ? »
Henry est chef de service dans une grosse boîte d’informatique. Quand son directeur, Keith, lui manifeste sa confiance, « [son] cuir chevelu se tend agréablement ». Et c’est une première originalité du roman de Hipps que de décrire cette excitation et ce plaisir liés au travail salarié — ce que l’on appelait jadis l’aliénation — sans déploration, sans contestation, sans sarcasme : comme une réalité, rarement exprimée en littérature et cependant vécue au quotidien par bien des gens.
« Que fait un endeuillé ? »
Henry a aussi une collègue, Jane, dont il est un peu amoureux. Il tente également d’avoir une relation avec une artiste peintre qui habite à quelques rues de chez lui. Ça ne donne rien non plus. Il a, enfin, un père, qui souffre d’un début d’Alzheimer, et une sœur qui sacrifie sa vie personnelle pour s’en occuper. Et puis c’est tout. Licenciement d’un collègue, avis de gros temps sur la boîte… le quotidien d’un cadre supérieur. Rien d’autre, en apparence, dans ce livre où tout est très commenté mais où rien n’est dit. L’essentiel doit s’y lire entre les lignes : la solitude, l’échec comme vrai fondement d’une certaine réussite, l’incapacité à changer de vie, la mort pour horizon et sa basse obstinée. Les réflexions, d’une précision obsessionnelle, qui accompagnent tous les gestes et attitudes des personnages comme ceux du héros narrateur lui-même, n’ont d’autre effet que de pointer indirectement les silences du récit et de les rendre plus éloquents.
« Elle cligne des yeux, nostalgique. Les ombres vacillent sur son visage. On dirait une Bohémienne penchée sur sa boule de cristal » ; « Un petit tremblement parcourt sa lèvre. Elle prend un glaçon dans sa bouche et le croque d’un air défiant »… L’hypertrophie des détails visibles est logique dans le monde de Henry. Car ce monde, en vérité, est un théâtre, où chacun se cramponne aux apparences comme aux seules planches possibles de salut. « Que fait un endeuillé ? Quel est son appétit ? », s’interroge le héros, juste après la mort de sa mère. Et, au milieu de son déjeuner : « À un moment je comprends qu’il faut que j’agisse avec naturel. Poser le sandwich, essuyer son menton. Le public doit être rassuré ! » Le public, et l’acteur lui-même, lequel avoue ailleurs : « Je suis devenu un étranger : sans attaches, anonyme, un autre visage neutre qui passe de taxi en porte d’embarquement ». Où mène le culte de l’aventure poussé jusqu’à l’aventurisme ? À un monde de gestes et d’objets, dont l’agitation de surface et l’immobilisme profond disent l’inanité de vies privées de sens. Au total, belle leçon de désespoir oblique.
P. A.