Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Il y a des gens qui n'aiment pas beaucoup Semprun. Ils lui reprochent d'avoir été stalinien, de ne pas avoir assez souffert à Buchenwald, de célébrer narcissiquement ses exploits passés… Pour ma part je n'irais reprocher à personne de n'avoir pas fait comme il aurait fallu ce que je n'ai jamais eu à faire et dont j'aurais peut-être été incapable. Et que par ailleurs Semprun ait été sûr de lui, narcissique, bourré de mille défauts ou non, importe peu. Ce qui importe, c'est d'essayer de savoir d'où vient le plaisir particulier qu'on éprouve à lire ses livres : fascination, ou force littéraire de l'entreprise ?
La fascination, après tout, pourquoi pas. On se demandera peut-être ce que j'ai contre cet état pas très éloigné de la jouissance. Rien du tout, répondrai-je, et même il me passionne. Seulement il ne permet ni de comprendre ni d'écrire, sauf à en sortir au moins un petit peu.
La guerre d'Espagne, la résistance, le camp, la clandestinité, le bureau politique du PCE…, c'est fascinant. En tout cas moi ça me fascine. Mais cette fascination serait-elle aussi prégnante sans le dispositif littéraire qui l'induit ? Régis Debray, dans sa belle introduction à ces Exercices de survie, le dit bien : à la différence de Malraux, Semprun maintient ses souvenirs dans un ancrage individuel ; il est une voix qui dit « je ». Mais, serait-on tenté d’ajouter, rien de plus. On reste loin du « misérable petit tas de petits secrets » que dédaignait si fort l'auteur des Conquérants. Individuel mais pas personnel, le je qui parle ici est pure mémoire qui se souvient ; voix qui dit, doigt qui montre. D'où la construction spiralée au fil de laquelle surgissent des images qui s'imposent, s'effacent puis reviennent, en une lente boucle, du Lutetia, où commence le livre, au Lutetia : « J’étais dans la pénombre lambrissée, discrètement propice, du bar du Lutetia, quasiment désert. Mais ce n’était pas l’heure ».
Ce début ne semble-t-il pas annoncer, autant qu’un exercice d’anamnèse, une séance de cinéma ? Comme tout réalisateur qui se respecte Semprun sait qu’il ne faut surtout pas vouloir tout montrer. A commencer par l’essentiel, l’expérience de la torture, cet « obscur et rayonnant secret de jeunesse » qui constitue le centre apparent du livre. Tout le texte tourne autour, sans que les séances effectivement subies soient jamais décrites, la spirale dont je parlais vient dessiner les bords de cette tache aveugle.
Ce pourrait être une manière de préserver notre fascination, dont le dispositif choisi serait à la fois le moteur et la caution littéraire. En se retirant derrière le geste du « montreur », Semprun se ferait l’inventeur d’une forme particulièrement perverse d’archi-narcissisme.
Sauf qu’il avoue lui-même sa tendance, « dans l’euphorie de la jeunesse », à considérer sa « vie clandestine », avec tous les risques qu’elle comportait, « comme un signe d’appartenance à une sorte de chevalerie, comme une singularité bienheureuse… » qu’il « savour[ait] dans le silence de [son] intimité ». Si ce n’est pas de la fascination, qu’est-ce ? Et l’état qui nous intéresse, et qui constitue peut-être le vrai sujet des livres de Semprun, ne s’agit-il pas, plutôt que de le susciter, de le mettre en scène ?
« Quand je mets ces bribes de souvenirs bout à bout, ou les étale devant moi — je veux dire : dans le champ virtuel et conceptuel de mon travail de mémoire — comme les pièces désordonnées d’un puzzle »… En construisant ostensiblement son livre sur une pseudo-technique d’associations libres, l’auteur de L’Ecriture ou la vie fait sans cesse dévier notre regard de ce qui est montré (les rendez-vous clandestins, la villa de la Gestapo, la fumée du crématoire, les planques madrilènes sous le franquisme…) à la manière d’amener et de quitter les images, de les tirer du passé et de les y laisser redisparaître. Du coup c’est notre regard même qui devient le véritable centre et la tache aveugle au cœur du livre. Nous sommes renvoyés aux ambiguïtés de notre propre lecture, tandis que, derrière l’écran tendu par le rusé metteur en scène, l’énigme de l’action, de l’engagement physique, du courage et de la souffrance se dessine sans se résoudre.
S’il y a une perversité de Semprun, elle est là. Elle a de quoi nous faire regretter qu’il soit mort trop tôt pour mener plus loin ses Exercices de survie.
P. A.