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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Entretien avec Gilles Ortlieb

 Gilles Ortlieb est poète (Petit-Duché de Luxembourg, Meuse métal, etc., Le Temps qu'il fait, 1991 et 2005) et traducteur (Cavafy, Séféris, Solomos…), double activité qui signale une attention particulièrement aiguë portée à l'usage des mots. Appelé à séjourner dans des régions réputées peu riantes, il en a fait aussi le thème de textes en prose qui ne se rattachent à aucun « genre littéraire » bien établi (La Nuit de Moyeuvre, Le Temps qu’il fait, 2000, Tombeau des anges, L’Un et l’Autre/Gallimard, 2011).

 

Ce goût de l’inclassable, ce souci de la langue suffiraient à rendre recommandable une œuvre marquée de plus par un art très sûr de capter l’essentiel dans ce qu’il y a de plus quotidien.

 

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Comment en êtes-vous venu à écrire ?

 

Comme tout le monde ou comme beaucoup, j’imagine. À l’adolescence, dans un internat dans la banlieue parisienne, des poèmes ou des petites proses, avec un souci assez taraudant de l’expression, si je me souviens bien. Comme si ce que je voulais dire finissait par se brouiller, s’effacer ou se perdre dans la façon de le dire. Rien que de très banal, en somme, et très « sous influence ».

 

Le premier texte publié, dans les années soixante-dix, c’était le récit d’un voyage au mont Athos, en plein hiver. A suivi un petit livre de poèmes, Brouillard journalier, résultat des « macérations » des années parisiennes. Mais il a fallu partir pour que des livres soient vraiment possibles. Un des premiers, Soldats et autres récits (Le Temps qu’il fait, 1991, ndlr), a vu le jour peu après mon installation à Luxembourg pour raisons professionnelles. Comme son titre l’indique en partie, il y avait là-dedans des souvenirs de service militaire, quelques récits de voyages – dont certains immobiles – qui rendaient plutôt compte d’expériences passées. Ensuite, il a fallu m’accommoder, plus ou moins bien, d’une situation d’exilé, tâcher d’apprivoiser ce qui m’entourait, avec des résultats variables : car il arrive, ce faisant, qu’on se sente plus étranger encore. Cela a donné des livres délibérément peu ambitieux, faits de morceaux, de textes ponctuels, d’approches (Petit-Duché de Luxembourg, Gibraltar du Nord, chez le même éditeur, 1991 et 1995). Puis, une fois qu’on a à peu près trouvé ses marques, ou qu’on croit les avoir trouvées, on décide de s’aventurer un peu plus loin, d’élargir le cercle. D’où le livre sur le séjour de Baudelaire à Bruxelles dans la collection « L’Un et l’Autre », chez Gallimard (Au Grand Miroir, 2005, ndlr), qui m’a pas mal occupé, avec des séjours et recherches sur place. Sujet assez noir si on s’appuie sur la correspondance de Baudelaire pendant ces années-là, et qui voulait en somme répondre, en sous-main, à une question alors pour moi très actuelle – sur l’exil et l’impossibilité d’y mettre un terme… Des orphelins (L’Un et l’Autre, 2007), c’était un livre qui allait dans le sens inverse, en se penchant délibérément sur des écrivains peu connus (Joseph Breitbach, un auteur allemand qui a laissé quelques romans étonnants, deux auteurs grecs, un poète français oublié, Albert Glatigny) ou sur des versants méconnus d’écrivains célèbres. Il s’agissait toujours, décidément, de se promener dans des coins négligés, peu fréquentés, qu’il s’agisse de livres ou de lieux, comme les petites villes des anciennes vallées industrielles lorraines dont il est question dans Tombeau des anges.

 

 

Comment écrivez-vous ?

 

Le matériau de base, ce sont presque toujours des carnets, des notes prises à mesure. Après quoi vient la question de ce qu’on en fait. Pour schématiser beaucoup, disons qu’il y a deux chemins possibles : soit un travail d’évaporation, d’élagage, et cela ira vers le poème, soit un travail de dilatation, où l’on comble les vides, remplit les creux, et cela conduit à la prose. Mais au départ, condition indispensable, il doit toujours y avoir une situation d’étrangeté. C’est la réactivité vis-à-vis de la situation, ou de cette étrangeté, qui fait le texte.

 

 

Ecrire, est-ce pour vous un travail ?

 

Au stade de la finition, oui, puisqu’il s’agit de rendre cette étrangeté familière, pour soi-même d’abord, pour le lecteur ensuite. Si on n’est pas très sûr de son coup (jusqu’où peut-on aller, par quels moyens, quelle est la « vraie » destination ?) cela peut s’apparenter à une corvée dont on ne peut faire l’économie. Quand, en revanche, on s’en acquitte de façon à peu près satisfaisante, on retrouve quelque chose du plaisir initial, de sa gratuité. Le trajet est en quelque sorte circulaire : un point de départ peut-être arbitraire mais tenu pour nécessaire, un cheminement en liberté, puis la contrainte de la mise en forme – qui finit parfois par déboucher sur la liberté première.

 

Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?

 

J’ai longtemps beaucoup aimé Emmanuel Bove et les écrivains de cette « famille », Raymond Guérin, Henri Calet, Jean Forton, Henri Thomas, Georges Hyvernaud, Jacques Chauviré... Au point de leur consacrer un livre d’essais (Sept petites études, Le Temps qu’il fait, 2002), dans l’idée de circonscrire la place à part qu’ils occupent dans notre géographie mentale, littéraire, affective. Il y a eu aussi quelques autres affections définitives, comme August Strindberg – qu’il s’agisse de ses pièces, des écrits autobiographiques ou même de sa peinture. Maintenant, parmi les contemporains, j’ai plutôt l’impression de naviguer à vue, entre Jean-Claude Pirotte, Rolin (Jean), Jacques Réda, entre autres. Et puis il y a certains des auteurs que j’ai traduits du grec, comme Mikhaïl Mitsakis ou Thanassis Valtinos (Accoutumance à la nicotine, Finitude, 2007, ndlr), dont je me sentais évidemment très proche.

 

 

Vos textes en prose sont ciselés comme des poèmes, tandis que votre poésie, faite de notations très quotidiennes, semble souvent proche de la prose. Quelle différence faites-vous entre les deux modes d’écriture ?

 

Même si le matériau de départ est le même dans les deux cas – une  tentative d’appréhension du quotidien par la note ou le carnet – il y a une notion de durée, de linéarité dans les textes en prose, à quoi la poésie est plutôt étrangère. Horizontalité contre verticalité, en somme – la dilatation ou l’évaporation dont on parlait plus haut. Les deux genres ont besoin d’une colonne vertébrale, mais l’articulation n’est pas la même : il faut que les vertèbres soient visibles et dénombrables pour parvenir à une « histoire » en prose.  Le poème, lui, se construit différemment, avec des associations autres. Une chose est sûre, la « prose poétique », ou ce qu’on entend par là, serait le pire des genres...

 

 

Vous êtes aussi traducteur, au sens strict ; la littérature en général est-elle à vos yeux de l’ordre de la traduction ?

 

Pourquoi pas ? Quoique, en y réfléchissant… Il faut quand même être plus actif, y mettre davantage du sien : une forme de traduction active, si vous voulez.

 

 

A propos des « petites villes dévastées, piétinées, désertées » que vous évoquez par exemple dans Tombeau des anges, vous dites : « je ne suis pas là chez moi (…) mais je suis chez moi dans cette non-domiciliation ». Le poète ou l’écrivain est-il pour vous par essence un homme de passage ?

 

Disons plutôt que ce serait, idéalement, celui qui parvient à faire d’un lieu de passage une demeure. Quitte à la déserter ensuite.

 

 

Un autre de vos thèmes, c’est le monde du travail, et Saxl, dont vous tentez le portrait dans La Nuit de Moyeuvre, n’est pas sans évoquer le Bartleby de Melville. Une certaine manière de ne pas jouer le jeu professionnel ou social est-elle à vos yeux un moyen nécessaire de se préserver ou constitue-t-elle, là encore, la condition nécessaire pour faire du quotidien l’objet d’une œuvre ?

Si vous voulez, je peux répéter cette question un peu contournée…

 

Non, je crois que j’ai à peu près compris… On ne passe pas impunément ses journées confiné dans un lieu et un travail. Dans mon cas, c’était la vie de bureau, découverte sur le tard, et dont il a fallu s’accommoder. Il fallait bien faire avec ce que j’avais sous les yeux, avec une sorte d’effet de loupe en plus, et c’était une façon de subvertir ce quotidien avec lequel je devais vivre au jour le jour, de le rendre plus supportable – quitte à ce qu’il apparaisse au bout du compte encore plus insupportable. En bref, il s’agissait d’introduire dans cette réalité-là, imposée, une distorsion qui permettait de s’y glisser, d’y trouver une place, aussi précaire fût-elle.

 

 

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?

 

Sur un petit volume d’adieu à cet exil qui aura quand même duré quelque vingt années. Et qui tâche de rendre compte des ambiguïtés que le temps passé finit inévitablement par glisser dans notre rapport à un lieu, à une ville, à un  pays. En fait je n’y travaille plus car ce livre doit paraître en mai aux éditions Finitude. Il s’intitulera Vraquier, du nom de ces bateaux qui transportent des marchandises en vrac, et se présente comme le journal d’une année, sous forme de notes sans lien apparent.

 

Et puis il y a un projet beaucoup plus incertain autour d’un écrivain portugais, Ângelo de Lima, auteur de quarante-trois poèmes en tout et pour tout, qui fut publié par Pessoa. Je suis allé à Lisbonne et à Porto faire des recherches, consulter des archives, visiter l’ancien hôpital psychiatrique où il a été interné. Le livre était destiné à la collection « L’Un et l’Autre », mais celle-ci est sans doute amenée à disparaître puisque son fondateur n’est plus là. Du coup je ne sais pas ce qu’il adviendra de ce projet, ni même si je le mènerai à bien.

 

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P
<br /> Oui, c'est aussi ce que j'ai dit à l'auteur : 43 poèmes en tout et pour tout, rien que ce chiffre fait rêver...<br />
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G
L'exil intérieur, la question de l'autre en soi et aussi la conscience de l'inaperçu dans l'art, autant de thèmes qui ne pouvaient que me retenir. Evidemment on souhaite que la vie d'Angelo existe,<br /> d'une manière ou d'une autre.
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