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Aussi étonnant que ça puisse paraître, le dernier roman de Marie Darrieussecq est un roman. Pas la biographie d’une vedette de cinéma, d’un commandant de camp d’extermination ou, plus probable étant donné le titre, de madame de La Fayette. Ce simple détail suffirait à le recommander à la lecture en cette rentrée.
Un roman, et qui pourrait même paraître assez classique : les jeunes filles, l’adolescence, la province, il y a des arbres, des rivières, un petit côté Grand Meaulnes et des clins d’œil à Proust. Mais si un personnage défunt ressurgit « avec toute sa chambre et ses blouses en nylon », c’est d’une bouteille d’eau de cologne Bien-être. Une grande part de la force et de l’humour du livre de Marie D. vient de ce décalage entre le caractère traditionnellement romanesque des thèmes et la modernité du traitement.
Car il ne s’agit pas seulement du cadre (les années quatre-vingt, la petite bourgeoisie, lotissement, base nautique, surpattes). Clèves (c’est le nom du village) « fait penser à lèvres et commence comme clitoris ». Voilà le troisième mérite du livre de Marie D. : en matière de sexualité elle n’y va pas avec le dos de la cuillère. Solange, la mal (ou bien) nommée, rêve du grand amour mais aussi du point G, quelquefois elle confond les deux et beaucoup de ses soucis viennent de cette hésitation : « mon premier baiser, mon premier baiser. “Rêvant à lui, un trouble délicieux l’envahit.“ Est-ce que c’était ça ? “Elle mouillait comme une chienne“, une autre phrase… » L’intérêt de cette thématique sexuelle omniprésente, de sa mise en œuvre radicale, ce n’est pas seulement le refus qu’elle oppose à tout ce qui pourrait être mièvrerie psychologique ou complaisance sentimentale. C’est qu’elle réussit bien plus sûrement à nous rendre proches et sympathiques Solange, l’adolescence de Solange, sa solitude, la tristesse et la violence de son âge, le malheur d’être une fille et d’avoir quatorze ou seize ans.
Ce qui n’aurait pas lieu sans le dispositif choisi : courts paragraphes, proches du monologue intérieur, mais d’un monologue auquel souvent manqueraient les mots, et qui renvoient au désordre des émotions et à la discontinuité énigmatique du monde vu depuis le carrefour entre l’enfance et l’âge adulte. On est un peu perdus nous aussi dans les premières pages, mais rapidement on sent que les choses s’organisent, tournent autour de quelques images et de certains mots qui reviennent comme des obsessions. « La bite du père » par exemple, aperçue ou hallucinée un soir de kermesse : « Le monde tourne autour de cette bite, microsillon par microsillon… Il n’y aurait plus que l’exil ou la disparition, loin de ce village absurde posé absurdement à cet endroit de la croûte terrestre et qui tourne, en ce moment même. Loin de ce corps absurde dont personne ne voudrait même si elle le mettait en vente, même si elle le troquait contre un corps de chien personne n’en voudrait même pour lancer la balle. » On l’entend bien, Marie Darrieussecq a aussi l’essentiel : le rythme.
P. A.