Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
La littérature moderne c’est les choses, on pourrait sûrement développer une telle théorie. À la creuser, on passerait de l’objet symbolique (l’échelle de Julien Sorel) ou saturé de significations sociales (Balzac) à l’objet rendu au mystère de sa densité silencieuse (Flaubert). Il faudrait sans doute attendre Proust pour rêver sur les mots qui désignent les choses. Mais le rapport de l’objet à la mémoire intime serait là dès le début : Rousseau, ses rubans et ses peignes.
Cette puissance d’invocation dont l’objet est dépositaire explique en grande partie le plaisir qu’on prend à lire l’ouvrage de François Bon. Courts textes, objets eux-mêmes, pourvus chacun d’un titre (« miroirs », « jouets », « règle à calcul », etc.), et abordant la chose concernée sous les quatre angles d’approche envisagés plus haut, dans une tentative d’ « épuisement » de la matière. Peu à peu, à l’arrière-plan, la vie de Bon s’esquisse, de l’enfance au seuil de l’écriture, c’est-à-dire du moment où se mettre à parler des choses.
Bien sûr c’est quand même la dimension socio-historique qui s’impose d’abord et partout, comment, dans le cas de François Bon, s’en étonner. « Un tracteur à rouiller dans un champ, une voiture en équilibre sur la pile d’une casse périurbaine, vue rapidement du train, et c’est le temps tout entier qui vous surgit à la face », dit-il, mais il s’agit surtout du temps de l’Histoire, avec le tournant des années 70, le passage à l’électronique et au tout-jetable : il n’y a plus d’objets. On reconnaît aussi l’auteur de Mécanique à son goût pour l’outil, le geste, la technique, et aux grandes phrases un peu mal équarries qui vont avec.
Insistance également sur les instruments oculaires, les lunettes, le microscope, où s’annonce sans doute un projet : revoir, donner à voir. Et tout ce qu’il revoit, on le revoit aussi, quand on n’est pas loin de son âge : les vinyls, Chicago Transit Authority, Dinky Toys, les R4, moi aussi je me souviens. Si bien que peu à peu s’installe un mode de lecture particulier : on pioche, sautant ce qui ne dit pas grand-chose (« prises électriques ») pour aller à ce qui parle immédiatement (« nylon », « voitures à pédales », « photos de classe »…). Embarqué dans ce petit exercice de mémoire on en vient à superposer au parcours de l’auteur, dont on ne voit pas très bien la logique, son parcours à soi.
Alors, progressivement, on est envahi par l’impression sournoise qu’on pourrait aussi bien écrire tout ça soi-même. Avec moins de talent, certes. Mais enfin : Norev, Dralon, Tergal, Petit Chimiste, Prince Vaillant, personne n’aurait de peine à trouver de quoi allonger la liste de François. Ce pourrait être un effet intéressant, cette incitation à rêver sa propre autobiographie des objets dans les marges. Cependant, pour une raison ou pour une autre, en apercevant une telle possibilité on en conclut plutôt qu’un livre dans le genre de celui qu’on tient dans ses mains, « ça marche forcément». Du coup on a très envie d’ajouter : « Et après ? »
De là au sentiment que quelque chose, malgré la précision des évocations et la finesse des à-côtés, manque, il n’y a qu’un pas. On bute sur ces objets qui ne s’ouvrent jamais sur un vertige personnel, charnel, impudique, sur du désir, en somme. Et on se prend à imaginer ce qu’aurait fait de pareil matériau un Bergounioux, dont toute l’œuvre s’attache à tisser le lien intime entre le corps de l’individu, l’histoire de sa lignée et les lieux où elle s’enracine.
Dans un de ses derniers chapitres, François Bon, parlant de la façon dont il a écrit son livre, note d’un air d’excuse : « Certains objets, que je m’étais promis d’explorer, tenaient seulement à l’autobiographie, sans se relier à ce monde qui est l’énigme commune ». Que n’en a-t-il parlé, de ces objets coupables…
P. A.