Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Il était une fois un comptable allemand. Sombre, pointilleux, méthodique. Enfant, son jeu favori était de peindre « des cartes stylisées sur de grandes feuilles de papier d’emballage, avec des îles géométriques, des baies aux découpures compliquées, et des canaux ». Il n’aimait pas la montagne, « cette interminable succession de creux et de bosses, tout ce baroque tellurique », et préférait les paysages plats de la lande de Lunebourg. Misanthrope, grincheux, il portait des lunettes, avait arrêté tôt ses études et s’était forgé une culture d’autodidacte en lisant comme un frénétique. Puis sur le tard il s’était mis à écrire, alors ce personnage du XIXe siècle s’était révélé un des écrivains les plus violemment modernes du XXe.
La vie « n’est pas un continuum », mais « une succession d’instantanés scintillants, en vrac ». On peut donc la dire en paragraphes saccadés, troués d’ellipses et de sous-entendus, mis sens dessus dessous par une ponctuation proprement délirante, chapelets de parenthèses, de points d’exclamation, de tirets et de chevrons. Le tout sous le signe du monologue intérieur charriant facéties de collégien, érudition maniaque, lyrisme halluciné, mythologie. Schmidt, qui avait envisagé de traduire Finnegan’s Wake, y mêle quelquefois les mots et les « étyms ». Ceux-ci sont « plus multiformes, plus en veine de witz & de copulations ». La langue des étyms parle « au-dessous du seuil de la censure ». De l’aveu de ses traducteurs, Jean-Claude Hémery, Claude Riehl, elle est « intraduisible ».
Pour ce qui est des « intrigues » : deux hommes empruntent une tronçonneuse ; un maître-nageur raconte comment il a jeté à l’eau de petits moulins à vent décoratifs, puis les en a sortis ; un auteur de chansons populaires, nouvelle incarnation d’Orphée, retrouve son amour de jeunesse dans une auberge de village mais l’y laisse (Vaches en demi-deuil, Tristram, 2000) ; un employé de sous-préfecture est chargé de trier les archives paroissiales (Scènes de la vie d’un faune, Bourgois, 1991, Tristram, 2011)…
Nous sommes entre nous et pouvons bien l’avouer : chacun est en train de penser que tout ça semble fort intéressant mais risque d’être aussi un tout petit peu ennuyeux. Comment se fait-il, second paradoxe d’Arno Schmidt, que non seulement il n’en soit rien mais que sa lecture soit à ce point jubilatoire ?
Cela tient peut-être d’abord à l’usage systématique du décousu. Si, on l’a vu, il est posé en principe d’écriture, c’est qu’il constitue une vision du monde, et à lire les évocations d’Arno Schmidt on éprouve un plaisir voisin de celui qu’on ressentait, enfant, à mettre les choses en morceaux. Leur fausse homogénéité éclate, réduite en fragments habités chacun d’une vie dangereuse et saturés de couleurs discordantes, comme dans ces tableaux expresssionnistes qu’admire le Faune : « les têtes de poupées studieuses des lampes penchées sur leur travail, les formulaires aux angles verts prenaient une teinte vert forêt, insupportable et torturante. Aux murs pendaient des panneaux de lumière vides et biscornus » ; « le ciel, plein à craquer de feuillages, de nuages, de rayures et de couleurs. Il y en avait trop, du haut en bas. Jusqu’à la faucille de la lune qui venait déjà de se ficher sur une branche » ; ou, plus corsé :« : Halte !; là, encore noter les horaires./ Sous la lune ocre de l’arrêt (vert pâle son visage « H » d’aise) ; incommode l’écriteau au niveau du cou écritalamachine, bravement ferblancadré, une gueurle de cellophane : ».
À ce plaisir du saccage, inférieur au « seuil de censure », s’en ajoute, dans les passages censément narratifs, un autre, plus intellectuel mais tout aussi angoissant. Car qu’il s’agisse de raconter une promenade à vélo, un bombardement ou, comme ci-dessus, une descente à l’arrêt d’un bus, Schmidt est toujours totalement déconcertant et parfaitement clair. Si bien que la question qu’on se pose en permanence n’est pas : « de quoi diable parle-t-il ? », mais : « comment serait-on censé dire ça ? ». Le lire, c’est éprouver à chaque instant l’écart entre son texte et ce que serait un récit « normal », pour réaliser aussitôt qu’il n’est pas de récit normal et voir surgir, par-delà tout récit possible, le fantôme insaisissable du réel.
Malgré sa radicale originalité Schmidt reste, surtout en France, relativement peu connu, mais est-ce vraiment là un troisième paradoxe ?… D’ailleurs lui-même a mis en scène sa méconnaissance, disant par exemple à propos d’un de ses romans : « [ sa] non-réception (…) dépassa tous nos espoirs ». D’où la mythologie qui s’est développée autour d’un personnage resté en même temps semi-confidentiel : l’ermite de la lande, l’ennemi des critiques, etc.
Et il est vrai qu’il n’est pas tout à fait fréquentable. Les éloges de la RDA que lui dicte sa détestation pour l’Allemagne d’Adenauer passent mal, de nos jours vertueux. Et à propos du nazisme : « que ta main droite ignore. Aussi, je l’élève dans une ébauche de salut hitlérien, mais, en même temps, je serre le poing gauche, le libre. C’est ainsi que je fais deux parts de ma vie : la droite qui sert l’État, et la gauche qui serre le poing ». On ferait mieux comme héroïsme, aux yeux de tous les héros en chambre. Au moment de la mort de son fils engagé dans la SS et tombé sur le front russe, le narrateur du Faune dit ce qui doit sans doute être considéré comme une métaphore du rapport de Schmidt à la vie sociale et familiale : « Ma femme a envoyé sa casserole de pommes de terre dans le portrait du Führer et elle s’est payé une crise de nerfs. (Moi : je ne ressentais rien. Absolument rien. C’est une chose qu’on ne devrait avouer à personne, mais Paul m’était plus étranger que le dernier des inconnus croisés dans la rue. Aujourd’hui encore, je suis capable de pleurer sur la mort de [Fenimore] Cooper. Mais < mon garçon > ? Je reconnaissais en lui le vide et la consternante médiocrité de sa mère !…) »
Décidément cet homme ne respecte rien : il faut le lire.
P. A.
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