• photo Pierre AhnneJ’ai hésité. Comme je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, avec elle, on n’est jamais sûr... D’un livre à l’autre, on est promené du meilleur (voir ici et ici) au pire (voir  et ). Et puis, ce Voyage dans l’Est, entre les trois sommets du triangle Châteauroux (où elle a grandi près de sa mère) – Reims (où toutes deux sont allées vivre ensuite) – Strasbourg (où habitait, avec son autre famille, le père qui lui a imposé, pendant des années, des relations incestueuses), ce voyage, on a le sentiment de l’avoir déjà fait si souvent. Interview (Fayard, 1995), L’Inceste (Stock, 1999), Une semaine de vacances (Flammarion, 2012), Un amour impossible (Flammarion, 2015), je ne cite que ce que je connais…

     

    C’est une mauvaise raison, évidemment, pour ne pas lire le dernier livre de Christine Angot. D’abord, bien des écrivains, peut-être même tous, racontent toujours la même histoire. Ensuite, ça aussi, je l’ai déjà dit, en a-t-on jamais fini avec une histoire pareille ? Peut-on ne pas éprouver, encore et encore, le besoin d’y revenir ? Sans doute pas. Et peut-être y a-t-il, au fond, une autre raison à mes réticences à lire ce nouveau roman. Car il a beau être sous-titré « roman », peut-on lire sans arrière-pensées un tel roman ? Si on ne l’aimait pas, en tant que roman, scrupuleux comme on est, ne s’accuserait-on pas de faire trop bon marché d’un sujet qui commande le respect et la considération ? Et, si on l’aimait, de vouloir, inconsciemment, se prémunir contre des foudres toujours, dans le ciel d’aujourd’hui, grondantes et prêtes à tomber ?

     

    « Points de vue »

     

    On ne peut pas soupçonner Christine Angot de publier ce livre maintenant pour des raisons de cet ordre. Il faut faire confiance à sa candeur brutale (je me cite toujours, je fais comme elle) : si elle écrit, c’est qu’elle pense qu’elle doit écrire. Et si elle s’y sent obligée, c’est qu’elle a le sentiment de ne l’avoir jamais fait de la même façon. Refaisons donc, avec elle, le voyage dans l’(inc)est(e). S’interrogeant, peut-être en effet pour la première fois aussi frontalement, sur la manière de procéder, elle distingue ici entre pensée (« déliée, partageable, dicible ») et « point de vue » (« Je voyais la situation comme de l’extérieur »). Et elle déclare : « Ce que je n’ai jamais fait, (…) c’est faire reposer toute l’architecture romanesque sur la solidité de mes points de vue, successifs, leur évolution, leur coexistence ».

     

    Ce souci du « point de vue », de la (non-)pensée, est bien là, l’« évolution » aussi, entre 13 ans et le début de l’âge adulte : « J’ai fait comme s’il ne se passait rien. Je ne voyais pas quoi dire ni comment. Je n’ai rien dit » ; « J’avais deux méthodes de survie, avec deux objectifs opposés. J’étais partagée entre les deux » ; « J’ai pensé que le seul pouvoir qui me restait était de prendre acte de mon impuissance » ; « J’ai pensé qu’il valait mieux prendre acte [de ma situation] avec lucidité. Que d’assister à l’échec répété des moyens que je mettais en œuvre depuis des années pour y échapper ».

     

    Tout dire

     

    Une telle volonté explicative répond au besoin de forcer l’énigme. D’éclairer ce qui demeure, pour qui ne l’a pas vécu, un mystère : l’enfermement entre silence et parole, tous deux également impossibles, l’obstination à revenir se mettre dans les mêmes situations avec l’espoir d’arriver un jour à obtenir du père incestueux des « relations normales » (« Je m’étais encore fait avoir »), la fascination dont on ne peut se déprendre… Le problème, c’est que l’énigme revient toujours. Ou peut-être est-ce le style Angot qui toujours s’impose, fait, dirait-on, pour s’acharner en vain sur elle. Répétition frénétique (« Pourquoi, moi-même, je n’y ai pas pensé ? Je l’ai répété, répété. Répété encore. Pourquoi… ») ; audace dans le cru frôlant l’humour (« Ouvrez, ouvrez. Non madame, là vous retenez. Vous ne poussez pas, là, vous retenez ») ; caractère rageusement factuel de l’écriture par phrases brèves et juxtapositions (« Il a éjaculé dans ma bouche. J’ai craché le sperme dans les toilettes. Je me suis recouchée »).

     

    Seulement, ces faits-là, on les a déjà lus ailleurs — par exemple, dans l’admirable Une semaine de vacances. On connaît l’histoire des mandarines ; comme celle de la porte fermée par mégarde, ou celle du Codec de l’Orangerie. Si bien que, on ose à peine l’avouer, on s’ennuie un peu. Certes, il y a quelque chose d’impressionnant dans le projet fou de tout dire. Cependant, en proie à cette passion, la narratrice ne s’interdit rien. Surtout pas le commentaire (qu’il ne faut pas confondre avec les explications, dont je citais plus haut quelques exemples). Et ce sont de longs dialogues : « Oui. C’est ça. Et ça m’angoisse. Forcément. Ça m’angoisse, parce que c’est le même relativisme que celui par lequel il s’autorise à pratiquer l’inceste ». Ou, pire : « L’inceste est une mise en esclavage. Ça détricote les rapports sociaux, le langage, la pensée… ».

     

    Alors même que le besoin de tout dire est, bien entendu, impossible à combler. Surtout dans le cas dont il s’agit, où il répond au refus d’entendre, thème récurrent du Voyage dans l’Est. Et on s’enfonce dans un tunnel sans fin : on aura toujours l’impression d’avoir déjà tout entendu, elle aura toujours la conviction de n’avoir pas été écoutée. L’obstination dans ce dialogue de sourds, c’est peut-être ce qui fait la force et la grandeur de l’œuvre de Christine Angot. Mais peut-être aussi ses limites.

     

    P. A.

     

    Illustration : l'Orangerie, à Strasbourg

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  • Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.

     

    « Au départ (…), il doit toujours y avoir une situation d’étrangeté ». C’est en ces termes que Gilles Ortlieb, dans l’entretien qu’il a donné à ce blog, décrivait la « condition indispensable », pour lui, à l’écriture. Cette « étrangeté », il s’y confronte en traducteur, notamment du grec (Cavafy, Mitsakis, Séféris, dont, récemment, le journal [Journées, 1925-1944, Le Bruit du temps, 2021]…). Il l’éprouve aussi dans les « coins négligés, peu fréquentés » où les hasards de la vie professionnelle l’ont amené à séjourner. Elle est à l’origine de nombreux livres, soit qu’elle donne naissance au poème (Meuse métal, etc., Le Temps qu’il fait, 2005), soit que le désir de l’apprivoiser en lui conférant une forme singulière de familiarité s’inscrive dans des proses échappant à tout genre défini (Petit-Duché de Luxembourg, La Nuit de Moyeuvre, Le Temps qu’il fait, 1991 et 2000, Tombeau des anges, Gallimard, 2011).

     

    Dans tous les cas, il s’agit toujours du monde à l’instant où, au cœur du quotidien le plus humble, il se donne à voir dans sa fondamentale nouveauté.

     

     

    ©Gilles Ortlieb

     

     

    Quinze août. Au-dessus de la ville en suspens, un ciel laiteux attendant les bleus annoncés, pendant que des criaillements de mouettes viennent ajouter un peu d’exotisme maritime au bavardage des pigeons indigènes. Cette journée « en creux » devrait se prêter à des tâches trop longtemps ajournées, comme le courrier et les lectures en souffrance — sans parler des retards qui ne se laisseront plus rattraper. Il faudrait, autrement dit, la mettre à profit pour se livrer à l’équivalent mental d’une séance de rangement. Dans le lot, cette question posée par Pierre Ahnne à laquelle j’aurais dû répondre il y a plusieurs semaines déjà, s’il ne m’avait entre-temps annoncé que la date de péremption n’était pas si péremptoire, au fond. Quand j’en avais pris connaissance, dans un courriel maintenant ancien, les quelques secondes de réflexion qui s’étaient ensuivies étaient déjà éloquentes en soi : la réponse ne pouvait pas être binaire : oui/non. Il faudrait évidemment nuancer. Si on n’aime pas forcément parler de ses livres, je suppose qu’on tolère que nos livres parlent de nous, entre autres choses. Mais en creux, là encore — comme ce fut parfois reproché. Ce doit être pour beaucoup une affaire de distance : si le livre est trop ‘frais’, publié depuis peu, il y a de bonnes chances pour qu’on soit encore pris dans les tourbillons qui ont accompagné sa composition, et donc mal placé pour en parler avec le recul nécessaire. Trop ancien, en revanche, on aura tendance à l’évoquer comme s’il s’agissait du livre d’un autre, qui ne nous concerne plus vraiment. Et puis cela dépend pour beaucoup aussi de ce dont il est question, dans un livre. De ses petits émois, ou d’un objet largement extérieur à soi ? On commentera plus difficilement un livre de poèmes d’où l’ego est rarement absent qu’une façon de reportage — aussi littéraire soit-il — sur un asile psychiatrique ou une région industriellement sinistrée. La maîtrise du sujet doit déterminer assez précisément le degré d’aisance avec laquelle on pourra ou voudra en parler. Mais quand il s’agit de soi-même… Bref, on aime parler de ses livres quand ces livres eux-mêmes ont l’air d’aimer qu’on en parle. Pour le reste, autant s’en tenir à la marge, dans le grand terrain vague de l’inexprimé, qui fait si bien notre affaire, la plupart du temps. Mi-août : Paris ressemblerait assez à un gant retourné laissant voir ses coutures et, si elle est a priori inchangée, la physionomie des rues se trouve subtilement tronquée par le nombre des vitrines et devantures fermées, affichant des dates à côté du mot « vacances ». Un gauchissement par le vide, en quelque sorte, ou une grande vacance. J’ai bien peur que ces lignes n’en aient rien retranché.

     

    Gilles Ortlieb

     

     

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  • photo Pierre AhnneEn 2013 paraissait chez Liana Sofia s'habille toujours en noir. J’avais aimé ce récit rapide, urbain, qui se voulait le portrait d’une époque, et dont la construction éclatée avait fait parler (selon moi, à tort) de roman à nouvelles. Entre-temps, Paolo Cognetti a changé de thèmes, sinon de style. Pour Les Huit Montagnes (Stock, 2017, déjà Anita Rochedy), il a reçu le prix Strega en Italie et le Médicis étranger en France. C’était une histoire de montagnes et de retour à la montagne, La Félicité du loup en est une aussi.

     

    Ce qui, d’emblée, séduit, c’est que ça ne raconte presque rien. À quarante ans, Fausto, qui se voit comme un écrivain, quitte Milan, sa femme et son ancienne vie, pour retrouver des lieux explorés et aimés dès l’enfance. À « Fontana Fredda », station imaginaire du Val d’Aoste, où existe réellement un col portant ce nom, il se fait embaucher comme cuisinier au « Festin de Babette », par Babette, laquelle a suivi, quelques années plus tôt, le même itinéraire que lui. Là, il rencontre Silvia et « tombe amoureux ». D’elle, ou des lieux ?... Après la fin de la saison de ski, Fausto cuisine pour les bûcherons et monte de temps en temps voir Silvia, qui travaille à présent dans un refuge (réel) du côté du (réel) mont Rose — bien plus haut. À la fin de l’été, elle retourne en ville, tandis que lui décide de racheter l’établissement que Babette est lasse de tenir.

     

    Question d’altitude

     

    Bref, c’est l’histoire d’un homme qui reprend un restaurant. Oui, mais en montagne. C’est elle le personnage principal. Ou peut-être est-ce l’altitude en tant que telle : quand Sofia… était animé par un mouvement horizontal, ici, les déplacements ont lieu de haut en bas, ou inversement, et les mètres d’élévation déterminent les états d’esprit et les comportements des hommes. « Un mois de plaine », ils se retrouvent déjà « à des milliers de kilomètres ». Pourtant, « la montagne ne signifie rien en soi, ce n’est qu’un tas de cailloux sur lequel l’eau coule et l’herbe pousse ». Elle est « chargé[e] des significations que nous lui avons données », mais « parfaitement indifférente aux rêves [des] êtres humains », dont elle n’est que le puissant aimant.

     

    Aussi ses paysages, quand ils nous sont décrits, portent-ils toujours les signes et les traces d’une action ou d’une intervention : « Les alpages étaient silencieux et déserts maintenant, les fosses à fumier vides, les baignoires renversées dans les prés ». Certes, la nuit, le glacier, « fluorescent », « capt[e] la lueur du ciel étoilé et la renv[oie] dans la nuit ». Mais c’est encore là une sorte de dynamique. Des blocs rocheux, ailleurs, « [ont] été charriés en aval » à moins qu’« un effondrement » les ait « fait rouler jusque-là ». « Les crêtes du mont Rose sembl[ent] avoir été taillées à coups d’épée ». On n’est jamais dans la contemplation statique et romantique. Si les odeurs jouent un grand rôle, c’est qu’elles renseignent sur des événements imminents ou en cours : « Au village, quelqu’un devait déjà être debout. Il sentit une odeur de feu, qui était une odeur d’homme… ». On est dans la tête du loup, le loup du titre, en proie à une permanente « intranquillité » et qui, toujours, va « chercher sa félicité ailleurs ». Ce roman si pauvre en action est une histoire en mouvement.

     

    « Du vent » et « de la neige »

     

    Si bien qu’il est à nouveau construit, même si, cette fois, la chronologie est respectée, sous forme de courts chapitres avec souples changements de point de vue. Ils ont pour titre : « Un soir de vent », « Le bois tombé », « Les cheveux »… Des titres de haïkus. Car Fausto également a changé de manière : avant, il écrivait « des histoires de couples », avec « des bières, des autoroutes, des stations-service, des cigarettes ». Maintenant, au cours de ses marches en montagne, « il tent[e] de mettre en mots ce qui l’entour[e] ». Silvia lui a offert un livre sur Hokusaï, il lui fait cadeau, en retour, d’un cahier qu’il a intitulé « Les Trente-Six Vues de Fontana Fredda ». On y trouve de « courts chapitres » qui parlent « d’un arbre frappé par la foudre », « d’une chute de neige tardive », « de coupe de bois en forêt »…

     

    Dans ses chapitres à lui, Cognetti, l’écrivain réel, pratique, comme dans les haïkus, une sorte de lyrisme factuel. Sur un sujet qui pouvait faire craindre bien des choses (emphase et communion, écologie et idéologie…), il bâtit un roman tout en émotion sèche, et sa montagne est une épure sur laquelle chacun peut rêver à son gré. De ce point de vue, les propos du Sherpa employé au refuge où travaille Silvia ont valeur de mise en abyme : « Qu’est-ce qu’il y a là-haut ? Du vent. Du vent ? Et de la neige. Mais encore ? Peut-être bien aussi du soleil. S’il n’y a pas de nuages ! »

     

    P. A.

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  • professionvoyages.comMarie-Claire Blais nous a quittés il y a quelques jours. C’était indéniablement une écrivaine intéressante et un personnage attachant. Cependant la considération même qui lui est due et la simple honnêteté intellectuelle m’interdisent de changer quoi que ce soit à cet article, écrit il y a plusieurs semaines…

     

    Comment ne pas s’approcher de ce livre avec un sentiment de respect mêlé de crainte ?... « Une héritière de Virginia Woolf », annonce le bandeau. Tandis que René de Ceccaty, dans sa préface, évoque Faulkner, Joyce et, à nouveau, Woolf, la sainte trinité de la modernité anglo-saxonne, c’est-à-dire, pour une part au moins, de la modernité tout court.

     

    Qui est Marie-Claire Blais ? Peut-être n’est-il pas tout à fait inutile de le rappeler, comme, d’ailleurs, s’y emploie justement la préface. Née en 1939, à Québec, dans un milieu ouvrier, elle est l’auteure, outre le théâtre, quelques essais et un peu de poésie, d’une vingtaine de romans depuis La Belle Bête (1959). Une saison dans la vie d’Emmanuelle, que le Seuil réédite cet automne dans la collection Points, a obtenu le prix Médicis en 1966. Et puis, il y a Soifs, cycle de dix romans dont la publication s’étale entre 1995 et 2018. « Un gyroscope narratif qui nous entraîne au cœur de l’existence humaine », « un auteur dont la voix fait trembler les fondations de la littérature actuelle », voilà ce qu’en dit la critique. Et à propos de Petites Cendres… : « une fresque littéraire comme "L’Enfer" de Dante ».

     

    Modernité ?

     

    Bigre. Mais ne soyons pas timide, et allons-y voir de plus près. Nous sommes sur une « île caribéenne » qui est peut-être Porto Rico, entre la fin de la nuit et la naissance du jour. Dans ce laps de temps distendu, le travesti Petites Cendres, personnage récurrent chez l’écrivaine canadienne, cherche à protéger Grégoire, un vieux Noir de mauvaise humeur, contre un policier blanc pas complètement raciste mais tout de même très énervé. S’énervera-t-il au point de tirer son pistolet de son étui ?... On verra. Cependant, de nombreux personnages passent, qu’on suit dans leurs déplacements : deux ivrognes ; un étudiant obèse fasciné par deux beaux jeunes gens, puis désespéré de les voir emportés par les courants lors d’une baignade imprudente ; Martin et Nathan violent leur copine Love sur la plage ; Philli et Lou attendent avec impatience le jour où, ayant échangé leurs sexes respectifs, ils pourront vivre leur amour ; Ève-Marie, qui a renoncé à la peinture et est devenue psychologue, apprend le suicide d’une de ses patientes. On passe de l’un à l’autre, dans ce qui apparaît comme un texte tressé, sur fond de trompette solitaire et, en permanence, de mer toute proche. Le paquebot Holland « illumin[e] la nuit de ses reflets luminescents ».

     

    Selon le dispositif habituel, paraît-il, à Marie-Claire Blais, les points sont rares et les paragraphes franchement absents, sans parler de chapitres. D’où, donc, le « lyrisme choral », et les grands noms cités plus haut. En réalité, on a affaire, plutôt qu’à du monologue intérieur, à des pensées rapportées tout bonnement au style indirect (« je les entendais bien, oui, pensait Petites Cendres », « c’étaient des agitateurs (…), pensait le policier blanc »). Et, contrairement, pour prendre un exemple en apparence comparable, aux Lionnes, de Lucy Ellmann (Seuil aussi, 2020, voir ici), où l’enchaînement par les mots et leurs sons donnait à entrevoir le fonctionnement même de la pensée, les coupes ici sont franches, sans ambiguïtés, glissements ni zones indécises. Si bien qu’il suffirait d’introduire des paragraphes et de mettre des points où il faut (chose impossible chez Joyce) pour avoir, mon Dieu, un type de narration qu’on pourrait considérer aujourd’hui comme assez classique. Avec une écriture par ailleurs volontairement plate, et un français souvent quelque peu approximatif (« les gamins méritaient (…) une longue sentence, pensait le policier blanc, exacerbé » ; « comme si elle ne l’eût pas miraculée de ses soins »…).

     

    Actualité

     

    Voilà pour la modernité. Mais attention : si « Marie-Claire Blais inscrit son œuvre dans une tradition expérimentale », elle « s’est toujours attachée à témoigner réalistement du monde contemporain », indique René de Ceccaty. Tournons-nous donc de ce côté-là. Voyons, voyons… : un travesti en butte à l’intolérance ; un Noir menacé par un policier blanc ; deux adolescents transgenres ; une personne persécutée car en surpoids ; deux Américains blancs violant une jeune fille d’origine vietnamienne ; et un ancien soldat retour d’Afghanistan, des néonazis, une bourgeoise mariée qui peine à s’engager mais aime la peinture de Käthe Kollwitz… Dans ce catalogue des figures obligées de la bonne conscience contemporaine, le plus original est, avouons-le, le policier, partagé entre le ressentiment (« on ne peut toujours vous accorder toute la pitié ») et le refus de céder à la violence. Ce qui fait, au moins, une contradiction.

     

    À la fin, Petites Cendres se réjouit d’avoir « agi comme un homme », formulation un peu curieuse, et dans les ténèbres brille un message d’espoir qu’on avait bien perçu mais qui sera quand même proclamé explicitement : « le monde est neuf, dit Lou, oui, mais nous sommes en colère, dit Philli ». Nous, lecteurs, sommes plutôt rassurés. Il n’y avait pas de raison d’avoir peur. Marie-Claire Blais n’est, on l’a vu, pas si terriblement moderne. En revanche, elle est actuelle, ça, oui. Si actuelle. Trop actuelle.

     

    P. A.

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  • Pour fêter le dixième anniversaire de mon blog, créé en septembre 2011, j’ai demandé à des écrivains que j’ai rencontrés ou dont j’ai parlé au cours de ces dix années de répondre à une question : « Aimez-vous parler de vos livres ? » Les textes qu’ils m’ont fait l’amitié de m’adresser paraîtront, à raison d’un par semaine, dans l’ordre où ils me sont parvenus.

     

    Journaliste, organisatrice de débats, auteure de nombreux articles et d’un essai (Identités lesbiennes, en finir avec les idées reçues, éditions du Cavalier bleu, 2015), Stéphanie Arc a aussi publié un roman, Quitter Paris (Rivages, 2020, voir ici). Roman satirique au sens le plus latin du mot, autrement dit joyeux patchwork où se mêlent fantasmes, souvenirs, messages publicitaires, tableaux synthétiques (elle aime beaucoup ça, voir ci-dessous)… Le tout composant un autoportait ironique et morcelé. Et, esquissant, mine de rien, une réflexion très moderne sur le désir au temps des métropoles.

     

     

    photo Léa Desjours

     

     

     

    Stéphanie Arc, aimez-vous parler de vos livres ?

     

     

     

    Duras est un monstre. Vous vous demandez si quelqu’un l’a pensé avant vous, et qui cela peut bien être. Vous pourriez en parler ensemble, ce serait réconfortant de se dire quand même, cette Duras est un monstre. On aurait moins peur de ses phrases, terribles. 

    En vérité, Duras vous colle la frousse.

    Duras dit des choses terribles, terribles sur l’écriture, des phrases qui vous obsèdent. Pour vous rassurer, vous vous dites bon, ça va, c’est Duras, elle est comme ça, elle joue son rôle de Duras. En plus, elle dit une chose et son contraire, comme lorsqu’elle dit On se tait, sauf qu’elle parle pour le dire. Et puis elle picole. Prends de la distance. Quand on écrit, on se tait, dit-elle. Duras parle pour dire qu’elle se tait lorsqu’elle écrit, sans doute parce que parfois elle se tait et aime à le faire savoir, à cause de la solitude de l’écriture.

    Attention ! elle ne dit pas Il faut se taire lorsqu’on écrit, non non, ça, ça irait encore, surtout que j’ai tendance à désobéir, naturellement je fais le contraire de ce qu’on me demande, c’est un principe, parce que souvent les ordres sont idiots, c’est le contraire de ce qu’il faudrait faire. La contradiction donne le temps d’y réfléchir, et la distance aussi.

    Avec Duras, c’est pas ça le problème. Duras n’ordonne pas Taisez-vous, ne parlez pas de vos livres, ça, c’est plutôt Flaubert, qui trouve que ses lecteurs sont idiots, enfin ceux qui parlent des livres, pas ceux qui se taisent. Flaubert trouvait que les lecteurs qui parlent de ses livres auraient mieux fait de se taire. Il souffre de leurs avis. Il l’écrit dans ses lettres que je n’ai pas lues mais que je connais par Noémi Lefebvre qui, en postface de son livre Parle, parle de Parle, bien que Parler de sa vie son œuvre, dit-elle, est une activité qui frise le ridicule. Sa postface s’appelle “Tais-toi” mais, comme moi, elle préfère désobéir.

    Noémi Lefebvre n’a pas peur de Marguerite Duras, ou alors elle ne le dit pas. Elle n’écoute pas Gustave Flaubert non plus lorsqu’il dit Pourquoi gâter des œuvres par des préfaces ! ou lorsqu’il dit Pourquoi initiez-vous le public aux dessous de votre œuvre ? ou lorsqu’il dit Qu’avez-vous besoin de parler directement au public, il n’est pas digne de nos confidences. Flaubert se répète et c’est pourquoi, souvent, il vaut mieux se taire. Flaubert défend l’autonomie de l’œuvre : il pense que l’œuvre devrait parler d’elle-même sinon cela veut dire qu’elle manque de quelque chose. Personnellement, je trouve qu’elle manque de lecteurs, même si ensuite ça fait beaucoup d’avis, mais au moins on en parle.

    Duras, elle, n’a rien à voir avec ça. Chez elle, c’est existentiel. Elle est du genre définitif définitif, elle assène ses phrases comme des coups de pelle, paf paf. Avec ses lunettes, son col roulé, elle balance des prophéties. C’est la pythie de Neauphle. Elle dit Il fait beau et vous pensez oh là là mince. Elle dit On ne peut pas parler d’un livre qu’on écrit et vous pensez oh mon dieu non, chut chut, c’est trop risqué. Elle dit Écrire c’est se taire, et vous pensez si j’en parle c’est foutu, pour mon texte il va se passer des choses terribles. Comme dans ces braquages où un mec crache le morceau, et crac, la police arrive, ça finit en bain de sang, et adieu les lingots.

    Mieux vaut rester tranquille, et se débrouiller avec sa page, sinon quoi… ? Et voilà, c’est trop tard, j’en ai parlé, j’aurais pas dû, et maintenant qu’est-ce qui va se passer ? Vous flippez. Duras dit que Parler de ça c’est impossible. Elle dit Non non non, tu te débrouilles avec ta page, y a pas moyen, parce que l’idée, tu vois, c’est de hurler en silence, la nuit, dans la maison au milieu des arbres et, au pire, si ça va pas, tu bois un coup.

    Seulement voilà, Marguerite, hurler sans bruit, c’est pas trop mon truc, même avec un petit verre. Alors, à un moment, je vais cracher le morceau, ne serait-ce qu’à mon psy, qui sait très bien m’écouter, peut-être parce que je le paye ou parce qu’il aime Flaubert et voudrait qu’on en parle tandis que, moi, c’est de mon roman que je veux parler et, surtout, pouvoir l’écrire. Et vu qu’écrire c’est décider, du matin au soir, de chaque voyelle et de chaque consonne, bien qu’on n’ait pas idée de ce qu’on fait vu qu’on écrit pour le savoir, à un moment, forcément, je vais en parler, ne serait-ce qu’à ma chérie, qui sait très bien m’écouter, peut-être parce qu’elle n’a pas le choix, ou parce qu’elle veut me tirer de là vite fait. Peut-être même, Marguerite, que je vais lui lire des passages à voix haute. Et, à un moment, timidement, je vais faire lire mon texte à d’autres qui écrivent, pour qu’on en parle et qu’ils me disent Ça bof, ça oui super, ah ça non non non, et peut-être même que j’écouterai leurs conseils, qui ne sont pas des ordres.

    J’avoue, Marguerite, quand on est dans le flot, mieux vaut ne pas s’arrêter pour taper la discute et foncer dans la nuit en hurlant ou en buvant des coups, puisqu’on ne sait pas où on va et, si on savait, on n’écrirait jamais. Alors n’en parlons plus. (Tchin.)

     

    Stéphanie Arc, 4 août 2021

     

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