• La Petite Foule, Christine Angot (Flammarion)

    La Petite Foule, Christine Angot (Flammarion) Tout commence par ce qu’on appellera, au choix, une énorme bourde ou un lapsus révélateur. Christine Angot place en exergue de son dernier livre une citation tirée de La Bruyère. Ce sont les premiers mots de la préface des Caractères. Rappelons-les ici : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté : j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage… » Seulement, à la première page de La Petite Foule, on lit ceci : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté : j’ai emprunté de lui la manière de cet ouvrage ». C’est moi qui souligne, bien sûr. Quand, comme c’est mon cas, on aime bien Christine Angot, on ne voudra pas la soupçonner de mal connaître les classiques qu’elle se donne la peine de citer… On restera longtemps surpris, une fois de plus, en songeant aux éditeurs, correcteurs et autres lecteurs qui ne se seront selon toute apparence aperçus de rien. Puis on en viendra peut-être à se demander si cet aveuglement général n’est pas sans raisons.

     

    Plus de manière que de matière dans le dernier livre d’Angot ? Ce qui est sûr, c’est qu’en maint endroit elle y pastiche consciencieusement l’auteur de Ménalque : « S’il la croise dans le hall d’un théâtre, il la suit. Dès qu’elle fait un pas, même pour aller aux toilettes, il l’arrête, sur son chemin, dans l’escalier, à n’importe quel moment où elle est accessible » ; ou encore : « Vous avez rendez-vous avec lui dans un restaurant. Il vous attend à l’extérieur, bien que vous soyez à l’heure (…), et pour ne pas prendre le pied sur vous il dit qu’il ne savait pas où s’asseoir »… On reconnaît le il, le vous, la juxtaposition, la phrase sèche. On reconnaîtra aussi, bien sûr, le dispositif : des fragments en forme de portraits, annoncés chacun par un titre (« La petite fille sur les planches à Deauville », « La motarde »…). Ces chapitres sont de longueurs très variables, du mini-roman (« La fille seule »), au quasi haïku (« Le fils de quarante ans »). Une telle formule incite évidemment à un mode de lecture aléatoire et lacunaire : on s’arrête sur un morceau dont le titre accroche, on en saute un autre… Pour le « travail de narration novateur » dont parle le prière d’insérer, et qui ferait « se répond[re] » et « s’oppos[er] » ces portraits en un jeu de « miroirs », c’est raté. On est devant un « à la manière de » dont le caractère indispensable ne saute pas aux yeux tout de suite.

     

    Et puis le problème est toujours le même avec les fragments : il y en a de bons et de moins réussis. Ce que Christine Angot fait le mieux, ce sont les miniatures, à tous les sens du terme. Elle excelle dans les enfants — ces « gamines », par exemple, avec leur plaisanterie rituelle chaque fois qu’elles passent devant une maison dont la façade « leur évoqu[e] une poissonnerie » ; ou cette « petite fille qui donne la main », peinte en une seule longue phrase sans arrière-plan ni commentaire. Elle réussit aussi très bien les « petit[s] chien[s] affolé[s] ». Et même dans les chapitres plus longs, on retrouve souvent son sens du gros plan, qui faisait en partie  la force de l’excellent Une semaine de vacances : « Les yeux soudain brumeux elle met ses doigts comme un petit tipi, dressé au milieu de sa poitrine, au creux des seins, pour abriter son plexus, l’endroit vulnérable qu’elle veut protéger ».

     

    Quand elle ne se soucie ainsi que de détails, saisis dans leur densité énigmatique, Angot est elle-même et son phrasé obsessionnel et obsédant prend le dessus (« La femme qui pleure », « L’analysante »…). Là où ça se gâte, c’est quand elle a des choses à dire. Peut-être en fin de compte est-ce l’excès de matière qui la tue, et son lapsus initial doit-il se lire comme une sorte d’inconscient exorcisme. Car quand elle se prend, comme le dit toujours, et sans rire, le quatrième de couverture, pour une « radiologue du genre humain », ou, en tout cas, de la « société française contemporaine », elle glisse irrésistiblement dans ses grands travers habituels. Veut-elle peindre « L’ouvrière du textile » ou « L’aide-cuisinière » ? À tout coup, malgré elle, elle devient condescendante. Se lance-t-elle dans la satire de la bourgeoisie intellectuelle ? On retrouve aussitôt une de ses grandes spécialités : le snobisme par antiphrase. Je connais tous ces gens, ces écrivains, ces éditeurs, ces journalistes, ces « cinéaste[s] reconnu[s] dans le monde entier », je les fréquente, c’est ma vie, nous clame-t-elle d’entre les lignes, toute fière, en faisant semblant de cracher dans la soupe. On ne peut pas s’empêcher de l’entendre. Mais elle-même peut-être n’y entend réellement pas malice. Elle en est bien capable, avec cette innocence qui fait souvent toute sa force, et parfois, hélas, sa faiblesse.

     

    P. A.

     

    photo http-_upload.wikimedia.org

     

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