• www.pinterest.frS’est-on jamais complètement remis du naturalisme ? Ce rêve : dire la réalité de manière assez aiguë pour qu’on croie la toucher du doigt, tant dans sa densité matérielle que dans son épaisseur historique et sociale, et si c’était au fond le grand rêve du roman ?... Beaucoup en tout cas continuent à tourner autour, si on y prend garde. Sans pouvoir se résoudre davantage à reproduire l’idéal qu’à y renoncer, et y ajoutant toujours d’autres dimensions : psychologie, philosophie, supplément d’âme… Notre époque craint la matière brute.

     

    Brigitte Pilote, dont c’est le troisième roman, procède de façon plus originale : par soustraction. S’emparant du roman à la Zola, elle en retire ce qui en faisait justement l’originalité et la puissance : la matière. Mais, du coup, le résultat de l’opération est un produit assez original aussi, à sa façon : un roman naturaliste évidé.

     

    Hors-sol

     

    Les Sever, qui portent bien leur nom, père (Émile) et fils (Florian), vivent seuls dans leur ferme. Émile, souvent désigné comme « le veuf », l’a été jeune. Quand la poliomyélite a frappé Florian encore en bas âge, le laissant avec un pied déformé et paralysé, ce père a frôlé le suicide avec son enfant. Puis, se reprenant, il a décidé de devenir plutôt riche et puissant afin de « préparer l’entrée en scène » d’un fils habitué dès toujours à se passer des autres et de leur jugement. Cependant quelque chose manque pour qu’Émile puisse entrer dans « le cercle fermé des patriarches qui ont traversé la vie et n’ont plus d’autre aspiration que celle de regarder vivre leur descendance avant que la mort ne vienne les chercher ». Il embauche donc une jeune servante. Et c’est parti : le huis clos déplie une à une à peu près toutes les possibilités dont il était riche. Le mariage programmé a lieu ; mais il reste blanc, car, dans la vie de Florian, il y a Joe, le cordonnier ; pourtant, un héritier voit le jour ; car, sans qu’on comprenne très bien pourquoi, la jeune femme, avant d’épouser le fils, est allée trouver dans sa chambre le père, que cependant elle déteste et qui le lui rend bien. Ainsi de suite jusqu’au dénouement tragique, et à l’épilogue ouvert sur un nouvel avenir, comme de juste.

     

    Tout cela se déroule dans une campagne au climat rude, où il y a des murets de pierre entre les champs. Mais encore ? Ceux qui, au vu de la « guirlande de fleurs de lys » ornant les nappes du repas de noces, seraient tentés de songer au pays d’où nous vient Brigitte Pilote, devraient vite y renoncer en voyant Florian envisager de fabriquer et de vendre du sirop d’érable « comme on en fait au Canada ». Pourtant, Émile se félicite d’avoir échappé aux « tranchées où ont péri tant d’hommes sur le continent ». Grande-Bretagne, alors ? Pour tout simplifier, il y a des « icônes » à l’église, la maison est une « longère » et elle est couverte de « lauzes ». Allez vous y retrouver.

     

    Les tranchées… À quelle époque sommes-nous ? Il n’y a pas de téléphones, portables ou fixes, pas d’ordinateurs, la radio, mais la télé bien tard. On bat le blé au fléau et on se déplace dans des carrioles attelées, car les paysans de l’endroit, qui « résistent au remembrement », ne veulent pas de tracteurs. Et, en même temps, comme qui dirait, on installe des éoliennes, tandis que pointent çà et là d’indéniables signes de modernité écolo-bobo. Où et quand est-on donc ? Dans une étrange campagne hors-sol, dans un rêve de pure campagne, toujours aujourd’hui telle qu’en elle-même, intemporelle, vaguement biblique. De la « femme qui rit » (ce n’est pas à prendre au pied de la lettre), laquelle n’a pas de nom et presque pas de passé, on sait seulement qu’elle a vécu dans un couvent. C’est pourquoi elle connaît les simples : couvent = culture des simples. Et sur un vitrail de l’église, où figure un arbre de Jessé, « on dirait que son histoire est déjà écrite ».

     

    Bœufs de dictionnaire

     

    Pourquoi pas. Seulement, cette volonté d’abstraction se répercute à tous les niveaux du livre. Ce qui, en principe, devrait donner densité et chair à ce type de récits, c’est la description. Et tout spécialement celle de la nature, dont on a coutume de dire, en pareils cas, qu’elle constitue un personnage à part entière. Or, difficile d’imaginer plus épuré que ce monde rural-ci. On voit des « feuilles chahutées par le vent », mais des feuilles de quoi ? Quelqu’un « observe les rangs de blé mûr onduler » ; on aimerait bien les voir aussi, nous autres, seulement personne ne prend la peine de nous les montrer. Même les vaches et les bœufs surgissant, la nuit, dans l’étable, sous le faisceau d’une lampe torche, restent de purs concepts bovins, des animaux de dictionnaire.

     

    Est-ce fait exprès ? Qui peut le dire ? La relative pureté de la langue (malgré l’observer onduler ci-dessus) ajoute encore à l’impression d’évoluer dans un lieu impalpable et dépourvu de couleurs, un dessin où l’univers se réduirait à quelques lignes, élégantes mais simplement indicatives. C’est troublant.

     

    Que reste-t-il, une fois soustraite ainsi la substance des choses ? « Un monde terrien où les êtres se débattent avec eux-mêmes », dit la quatrième de couverture. Pour le monde terrien, c’est raté. Des êtres qui se débattent et se battent, ça, oui. À coups de points de vue alternés, et selon un mode de narration qui contribue, s’il en était besoin, à l’étrangeté de l’ensemble : ellipses, petites touches, informations arrivant souvent après coup et comme en passant. C’est d’ailleurs cette manière de raconter qui soutient l’intérêt et intrigue quand même : on suit le jeu de piste en se demandant comment tout cela va finir. Mais quand arrivent les crises, la violence elle-même est indiquée plutôt que montrée ou ressentie.

     

    Bref, voilà un objet littéraire assez singulier, y compris par le soin et la précision de sa facture. On l’examine, et l’on est tenté de se demander, perplexe : à quoi ça sert ? Que voulait dire et faire exactement Brigitte Pilote ?... Écoutez : lisez, et, si vous avez une hypothèse, donnez-la moi.

     

    P. A.

     

    Illustration : Rosa Bonheur, Labourage nivernais, détail (1849)

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  • ephemeralnewyork.wordpress.comÇa commence par un coup de vent. « Le vent glacé de novembre balay[e] la 116e rue ». Il soulève les vieux papiers et les os de poulet, s'attaque aux hommes, les fait jurer et « les étrangl[e] avec leur écharpe »…

     

    La longue description qui ouvre le roman d'Ann Petry en annonce métaphoriquement le programme narratif et le thème. Le vent « rebrouss[e] les cheveux de Lutie Johnson », la saisissant parmi les passants anonymes pour en faire le premier et principal personnage. Séparée de son mari, mère d'un petit garçon de huit ans, elle est retournée vivre chez son père. Mais la maîtresse de celui-ci initie déjà Bub au gin et à la cigarette. C'est donc à la recherche d'un appartement à louer pour elle et lui, loin des tentations et du risque de mal tourner, qu'elle erre dans Harlem en novembre. Elle y trouvera bien un logement, et le récit nous contera ses tentatives désespérées et vaines pour se procurer de quoi le quitter afin de rejoindre un quartier plus accueillant.

     

    Implacable

     

    Autour d'elle, et guettant d'un œil avide cette belle jeune femme, on découvrira Jones, le concierge que son séjour prolongé dans les soutes des cargos puis les chaufferies des immeubles a laissé morbidement obsédé par le sexe ; Mrs Hedges, la tenancière de bordel en appartement rescapée d'un incendie et couverte de cicatrices ; Junto, propriétaire disgracié du bar qui porte son nom ; Boots Smith, chef d'un orchestre de jazz, qui a gardé, du temps où il changeait les draps dans les pullmans, la haine des Blancs. Et bien d'autres figures inquiétantes et burlesques, dont un magicien, plusieurs femmes à la dérive, beaucoup d'enfants à l'avenir incertain…

     

    Ces multiples personnages, la vigueur du trait qui les croque, l’intensité de leur présence sont une des grandes forces de ce livre paru en 1946, publié en France en 1948 à l’instigation de Philippe Soupault, réédité pour la première fois en 2017 chez Belfond, dans la collection [vintage], qu’on ne présente plus. La démonstration implacable à laquelle s’y livrait Ann Petry, figure un peu oubliée du mouvement Harlem Renaissance, perd, grâce à eux, tout caractère… démonstratif. Car ces gens que le vent malmène sont emportés par une autre force, qu’ils ne contrôlent pas et qui les jette les uns contre les autres ou les sépare… Jim ne trouvait pas de travail ; donc, Lutie a dû s’engager comme domestique chez des Blancs, dans une autre ville ; en son absence, son mari s’est détaché d’elle ; c’est ce qui l’a obligée à se réfugier chez « Pop » ; mais elle a dû quitter cet abri pour le seul quartier accessible aux Noirs pauvres comme elle. Or, « des rues comme la 116e, réservées aux nègres et aux mulâtres », « pendant qu’ils travaillent au-dehors pour payer leur misérable loyer, (…) se charg[ent] d’élever leurs enfants. Ell[es] leur ser[vent] de père et de mère ». Avec le résultat auquel on peut s’attendre. Bub, pas plus que Lutie et les autres, n’échappera pas à son destin. Dès leur naissance, tous se sont trouvés « entour[és] d’une muraille étroite (…). Des mains d’hommes blancs l’avaient construite pierre à pierre ». Même si, comme le constatera tardivement Lutie, tout n’est, peut-être, « pas une question de couleur », mais de pauvreté.

     

    Poisseux

     

    Une histoire de fatalité, en tout cas. Donc, une tragédie. Qui pourrait prendre les accents du mélo, sans la force de l’écriture, rageuse, acharnée, scandée de répétitions, insistante à la manière poisseuse et désespérée du blues. Elle évoque avec une puissance hallucinée ces vies en miettes et leur décor. Les rues de Harlem sont perpétuellement sombres et froides, le sexe y est l’idée fixe de tous, des ombres rôdent dans les cours et dans les immeubles, où le fantastique n’est jamais loin : « L’escalier raide avait de hautes marches noires et étroites ; elle les regardait, fascinée. En montant des marches comme celles-ci, on devait arriver à un enfer, un enfer perfectionné, aux détours inextricables ». « Des peintures blanches » rendront-elles « moins sinistre » l’appartement où Lutie est contrainte de s’installer ? Pas vraiment. Et, dans les dernières pages, c’est une neige cruellement ironique qui recouvrira ces rues où nous avait, au début, jetés la tempête.

     

    P. A.

     

    Illustration : Gordon Parks, Three Boys Who Live in the Harlem Area, 1943

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  • www.moreeuw.comJe me souviens encore du jour d’hiver, déjà lointain, où j’ai découvert, dans une salle du musée d’Ostende, l’existence de Léon Spilliaert. J’étais tombé en arrêt devant, si je ne me trompe, l’Autoportrait au miroir de 1908, qu’on trouve reproduit, avec vingt autres tableaux ou dessins, en regard du texte inédit qu’Arléa fait paraître dans sa collection de poche.

     

    Je ne savais rien alors de ce que Stéphane Lambert nous y apprend dans une rapide note biographique en tête de volume : la naissance de l’artiste à Ostende en 1881 ; le père parfumeur ; la passion pour la littérature symboliste et pour Nietzsche ; les études à Bruges, l’amitié avec Verhaeren et Ensor, les dix années d’inspiration intense qui prendront fin avec la Première Guerre mondiale, trente ans avant la mort du peintre. De ces années datent les lavis très noirs que l’on connaît, où se débat une réalité devenue quasi fantomatique.

     

    Poèmes en prose

     

    C’est pour que les choses soient dites, cette note en tête de volume — et pour pouvoir se plonger en toute liberté dans ce qui compte vraiment. À savoir l’obscur objet que Stéphane Lambert poursuit, de peintre en peintre, dans les livres qu’il a consacrés à Nicolas de Staël, Rothko, Monet ou Goya (voir ici). Ces gens-là cherchaient à saisir ce qui est au-delà des apparences. Et leurs œuvres éveillent en chacun le pressentiment de cet invisible qui fait la trame de fond du monde. « Point de ralliement avec l’autre » (Visions de Goya), le tableau ouvre donc aussi un espace intermédiaire entre soi et soi, la peinture et les mots, la profondeur et la surface.

     

    Pour y accéder, Lambert varie à chaque fois l’angle d’approche. Dans Visions de Goya, il tentait le faux journal de voyage. Les courts chapitres du volume d’une centaine de pages qu’il consacre aujourd’hui à l’artiste belge tiennent, quant à eux, du roman biographique en lambeaux (dont seuls resteraient quelques instants significatifs), du recueil de nouvelles et de la suite de poèmes en prose.

     

    « La même densité qu’un homme qui dort »

     

    Roman biographique, quand le narrateur cède la parole à Spilliaert lui-même ou à ceux qui l’ont connu. Courts récits fantastiques comme cette étrange visite dans un musée désert, ou l’apparition peut-être rêvée d’une dame en rose, dans le train entre Bruxelles et Ostende. Mais l’essentiel, ce sont les épiphanies poétiques d’une ou deux pages, qui font songer à Baudelaire (la Belgique, peut-être ?). Il y a là des tableaux du peintre, plutôt évoqués que décrits, et des paysages des Flandres peints, en mots, par l’écrivain. Il y a des comptes rendus d’expériences nocturnes qui peuvent être celles de l’un ou de l’autre, et qui, par leur tonalité hallucinée, tiennent autant de Maldoror que de Maeterlinck (« Les rafales de vent froid éveillent les morts disloqués. Particules de vies décomposées, échouées sur les côtes, prêtes à renaître. Les châteaux de sable ne survivront pas à la nuit »).

     

    Peu à peu, les effets du commerce hypnotique avec un peintre mort en 1946 se font sentir : « Les lieux familiers tout à coup s’épaississent d’une doublure invisible », écrit le narrateur. « Leur passé désoriente ma présence. Un vide s’ouvre sous mes pieds ». Mais ces effets, ce sont ceux que ressent tout le monde, lecteur compris. On sent s’entrouvrir la porte de cette dimension que les perceptions cachent et révèlent. « Parfois je reste des après-midi entiers dans le laboratoire paternel », disait le peintre. « Je regarde, médusé, les flacons de parfum. Ils ont la même densité qu’un homme qui dort ». Et ailleurs : « Entrer tranquillement dans la connaissance des choses, pousser sans trembler les éléments connus jusqu’à leur point de ralliement avec le mystère ». C’est un peu de ce mystère qu’on trouve, capturé par Stéphane Lambert, dans les pages de ce petit livre élégant, sombre et lumineux.

     

    P. A.

     

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    Illustrations : Autoportrait (1907) et La Chambre à coucher (1908)

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  • generationvoyage.frJe ne le connaissais pas. C’est un fidèle lecteur et soutien de ce blog, auteur lui-même, qui m’a fait découvrir Vitaliano Trevisan, et le roman qui l’a, comme on dit, révélé, en 2002. Et c’est vrai que ce roman mérite d’être lu. Une curiosité, et de bien des manières.

     

    Mes lecteurs habituels connaissent mon admiration pour Thomas Bernhard. Cet ami et lecteur la connaît bien. Vitaliano Trevisan aussi admire Thomas Bernhard. Ça se voit. Au point qu’en le lisant on croit d’abord à un pur et simple pastiche. Exemples : « C’est pourquoi, pensai-je en me levant de la table de la cuisine, je dois me rendre chez le notaire Strazzabosco, dans son étude notariale, comme on dit, l’une des meilleures de Vicence, dans son bureau personnel plein de meubles notariaux d’un goût exécrable » ; ou bien : « C’est toujours la même route, pensai-je, sans cesse sillonnée en long et en large et en tous sens par des millions de véhicules, par des millions d’êtres humains dans ces véhicules, d’un endroit à un autre en passant par un endroit ou un autre, tous sur la même route, tous, véhicules et êtres humains, sur la même route qui mène à tous les endroits, qui, au fond, à bien y regarder, sont toujours le même endroit, mais c’est là un problème de tout autre nature, pensai-je ». Vous voyez ?

     

    En quoi n’est-ce pas du Bernhard ?

     

    Vitaliano Trevisan, qui aurait, du reste, du mal à nier, souligne au contraire ironiquement le procédé en prénommant son héros-narrateur « Thomas ». Et, de fait, tout est là, dès le sous-titre (Un compte rendu). On retrouve la forme monologue, les manies (le personnage compte ses pas au cours de ses déplacements, et garde en permanence une valise prête pour le cas où il se déciderait à tout quitter), la misanthropie, la haine de la modernité, la détestation du pays natal (simplement, au lieu de l’Autriche, c’est l’Italie). On retrouve surtout, et l’excellent traducteur en rend parfaitement compte, la phrase : répétitions, énumérations, incises enchâssées, tournures « administratives »…

     

    Rapidement, la lecture de l’ouvrage devient un curieux exercice intellectuel. En quoi n’est-ce pas du Thomas Bernhard ? se demande le lecteur, et c’est le besoin de trouver la réponse qui le fait aller jusqu’à la fin. Car la réponse ne se dessine que progressivement, au fil d’un texte construit, comme de juste, par glissements et associations. Thomas se rend chez le notaire pour faire le point sur la gestion de ses (nombreux) biens, à présent qu’il est certain que sa sœur, avec qui il a longtemps vécu, est morte, et pas seulement « disparue ». Il avait également un frère, disparu lui aussi, dit-il. Et des parents, qui, eux, sont morts. Thomas marche, compte ses pas, vitupère, pense à la disparition et à la mort (« La disparition, pour être définitive, a besoin de la mort. La mort n’a besoin de rien ni de personne »), à ses pas (« Marcher de long en large et compter mes pas en marchant, telle est l’habitude qui m’a sauvé […]. La pensée du suicide, je dois toujours avoir un pas d’avance sur elle »). Si on parcourait deux fois ce flux apparent de pensées enchaînées, on verrait les nombreux indices qui annoncent ce qu’il en est de la mort de la sœur, de la disparition du frère, et qui amorcent très progressivement le passage du ressassement obsessionnel au polar ou, plutôt, au thriller psychologique, agrémenté, incroyable chez un disciple revendiqué du grand Autrichien, de scènes d’action…

     

    Être ou faire

     

    Donc, après tout, la vraie question n’était pas littéraire. Peut-être la question littéraire n’était-elle même là que pour tromper le lecteur en masquant la question policière, dont elle n’aurait constitué que la mise en abyme. Ce ne serait qu’une adresse de plus. Car le livre n’en manque pas, d’adresse. C’est bien fait. Très bien fait. Trop bien fait ? On aurait peut-être dû y regarder à deux fois. Vitaliano Trevisan a tellement tout pour lui… La « quarantaine de professions » qu’il a exercées, dit la quatrième de couverture, avant d’écrire (il a même été ouvrier, que demander de plus ?) ; ses talents multiples, puisqu’il est aussi (après toutes ses professions d’avant) devenu scénariste, dramaturge, et (on aurait vraiment dû se méfier) acteur !...

     

    Comment un tel homme, se mettant au roman, pourrait-il se retenir d’être romancier ? La force de Thomas Bernhard était justement de ne pas l’être ; d’écrire contre le roman, contre l’intrigue ­— toujours juste assez esquissée pour accuser sa propre absence ; de tout miser sur la seule voix. Mais si Bernhard pouvait ne pas faire de romans, c’était sans doute parce qu’il était ce qu’il disait, et pensait comme parlent ses fameux locuteurs. Entre lui et Trevisan, parfois, en apparence, si proche, il y a toute la différence entre être et faire. Les Quinze Mille Pas le montre de façon éclatante. C’est, au fond, son grand intérêt.

     

    P. A.

     

    Illustration : Trévise, où se déroule le roman de Trevisan

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  • photo Pierre AhnneQu’est-ce qu’un livre culte ? Des exemples viennent à l’esprit : Les Fruits de Congo, de Vialatte, La Conjuration des imbéciles, de John Kennedy Toole. Le Grand Meaulnes aurait pu être un livre culte, mais il est devenu trop célèbre : le livre culte exige une relative obscurité ; pour qu’il y ait culte, il doit y avoir mystère.

     

    Le livre culte n’est pas nécessairement unique, mais c’est tout comme. Il émerge, écrasant un peu les autres productions de son auteur. C’est le signe de sa caractéristique principale : la singularité. Le livre culte est, avant tout, bizarre.

     

    Les Saisons, de Maurice Pons, paru chez Juillard en 1965, réédité, depuis 1975, plusieurs fois par Christian Bourgois jusqu’à cette parution en poche de juin 2020, pourrait être un exemple type. Scénariste, journaliste, éditeur d’occasion, réalisateur et même acteur de temps à autre, l’auteur a écrit et publié d’autres choses. Mais Les Saisons restent. Et, pour ce qui est de la bizarrerie, on a de quoi faire.

     

    « Par chez nous… »

     

    Du passé de Siméon, on saura seulement qu’il est tragique ; que le héros a vu bien des horreurs dans les camps où il a été détenu, sous le soleil du désert, et où il a assisté à la mise à mort d’une sœur aimée (on se rappellera au passage que Pons fut, en 1960, un des signataires de l’Appel des 121 contre la guerre d’Algérie). Le personnage surgit « vers le seizième mois de l’automne ». Car, dans cette vallée reculée, les saisons sont spéciales : quarante mois de pluie, puis quarante mois de gel. Seul mode de chauffage : se trouver à temps un animal à fourrure et se l’attacher autour du ventre. Le temps, de façon générale, connaît un écoulement particulier. Que fait-on ? Rien. On récolte vaguement des lentilles, qui constituent l’unique production et la seule nourriture. Et on se livre parfois à des jeux et des fêtes où le concours d’extraction de comédons tient une grande place.

     

    On n’a jamais vu d’étranger. Aussi le visiteur suscite-t-il d’emblée une méfiance hostile. Surtout lorsqu’il annonce qu’il veut être écrivain, et croit avoir trouvé dans « ce lieu de grâce et de merci » l’endroit où créer sa première œuvre. La citation, empruntée à Saint-John Perse (Neiges), suggère assez que notre personnage a de grandes ambitions : « Les hommes s’y sont mal pris pour faire leur monde », et « celui qui veut essayer de reconstruire quelque chose, il faut qu’il reparte de rien ». Les gens du pays, ravis de l’apprendre, sont ce rien. Et Les Saisons constituent le récit des souffrances, des humiliations et des mutilations que Siméon subira parmi eux, perdant successivement un pied, une main, un autre membre… Bref, son entreprise est un échec. Les espérances que, tout de même, il aura fait naître, se muent en déception et se retournent contre lui. « Tu voulais quoi ? », lui demande l’un des autochtones, « Enrichir le monde avec tes monuments, avec tes petits paniers de voyelles et d’consonnes… Et pis quoi encore ?... L’amour au bord des fontaines, des papillons pour les collectionneurs ? Ça s’peut pas, par chez nous… (…) C’est Pourriture qui gagne, et qui fait la loi ! »

     

    Grotesque triste

     

    « Pourriture » est en effet le maître-mot de ce qui semble une fable très noire sur la solitude de l’artiste et sur la condition humaine. Mais, pas plus qu’on ne peut réduire à l’allégorie les récits de Kafka ou (montagne, ici, oblige) de Ramuz, on ne rend compte, à l’interpréter, ni de l’extrême étrangeté du roman de Pons ni du plaisir très particulier qu’on prend à le lire. L’alliance du réalisme le plus minutieux et d’une fantaisie qui devient vite toute naturelle en est une des causes. À laquelle s’ajoute l’usage du comique. Comique de mots, parfois pris au pied de la lettre : pour son chauffage individuel, la jeune Louana a choisi le chat : « Siméon ne pouvait manquer de voir, entre les petites cuisses blanches, la grosse touffe de poils noirs que formait l’animal endormi ».

     

    Le corps, ses fonctions, sexuelles et autres, ses organes, jouent un grand rôle dans ce récit où se déchaîne aussi un grotesque extrême. C’est Rabelais, moins l’optimisme. Dans un hilarant contraste avec la dignité compassée de l’écrivain de service, les tableaux de foules frénétiques, grouillantes et secouées de rires homériques ou de cris de rage se succèdent. Auxquels répond l’âpreté tout aussi hallucinante, mais silencieuse, du décor : à la pourriture des chairs correspond la boue omniprésente, soudain remplacée par une neige annonciatrice d’aucune pureté, par la glace, avec, au fond de tout cela, la roche : « Un désert vertical de pierrailles, sans une aspérité, sans un arbre. Le haut de la vallée, barré par une impressionnante muraille glaciaire, se [perd] dans la brume ».

     

    Violence de la nature, cruauté et fragilité des hommes, solitude et inutilité de l’artiste… Ce n’est pas gai. Mais c’est si drôle !...

     

    P. A.

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