-
Les Quinze Mille Pas, Vitaliano Trevisan, traduit de l’italien par Jean-Luc Defromont (Verdier)
Je ne le connaissais pas. C’est un fidèle lecteur et soutien de ce blog, auteur lui-même, qui m’a fait découvrir Vitaliano Trevisan, et le roman qui l’a, comme on dit, révélé, en 2002. Et c’est vrai que ce roman mérite d’être lu. Une curiosité, et de bien des manières.
Mes lecteurs habituels connaissent mon admiration pour Thomas Bernhard. Cet ami et lecteur la connaît bien. Vitaliano Trevisan aussi admire Thomas Bernhard. Ça se voit. Au point qu’en le lisant on croit d’abord à un pur et simple pastiche. Exemples : « C’est pourquoi, pensai-je en me levant de la table de la cuisine, je dois me rendre chez le notaire Strazzabosco, dans son étude notariale, comme on dit, l’une des meilleures de Vicence, dans son bureau personnel plein de meubles notariaux d’un goût exécrable » ; ou bien : « C’est toujours la même route, pensai-je, sans cesse sillonnée en long et en large et en tous sens par des millions de véhicules, par des millions d’êtres humains dans ces véhicules, d’un endroit à un autre en passant par un endroit ou un autre, tous sur la même route, tous, véhicules et êtres humains, sur la même route qui mène à tous les endroits, qui, au fond, à bien y regarder, sont toujours le même endroit, mais c’est là un problème de tout autre nature, pensai-je ». Vous voyez ?
En quoi n’est-ce pas du Bernhard ?
Vitaliano Trevisan, qui aurait, du reste, du mal à nier, souligne au contraire ironiquement le procédé en prénommant son héros-narrateur « Thomas ». Et, de fait, tout est là, dès le sous-titre (Un compte rendu). On retrouve la forme monologue, les manies (le personnage compte ses pas au cours de ses déplacements, et garde en permanence une valise prête pour le cas où il se déciderait à tout quitter), la misanthropie, la haine de la modernité, la détestation du pays natal (simplement, au lieu de l’Autriche, c’est l’Italie). On retrouve surtout, et l’excellent traducteur en rend parfaitement compte, la phrase : répétitions, énumérations, incises enchâssées, tournures « administratives »…
Rapidement, la lecture de l’ouvrage devient un curieux exercice intellectuel. En quoi n’est-ce pas du Thomas Bernhard ? se demande le lecteur, et c’est le besoin de trouver la réponse qui le fait aller jusqu’à la fin. Car la réponse ne se dessine que progressivement, au fil d’un texte construit, comme de juste, par glissements et associations. Thomas se rend chez le notaire pour faire le point sur la gestion de ses (nombreux) biens, à présent qu’il est certain que sa sœur, avec qui il a longtemps vécu, est morte, et pas seulement « disparue ». Il avait également un frère, disparu lui aussi, dit-il. Et des parents, qui, eux, sont morts. Thomas marche, compte ses pas, vitupère, pense à la disparition et à la mort (« La disparition, pour être définitive, a besoin de la mort. La mort n’a besoin de rien ni de personne »), à ses pas (« Marcher de long en large et compter mes pas en marchant, telle est l’habitude qui m’a sauvé […]. La pensée du suicide, je dois toujours avoir un pas d’avance sur elle »). Si on parcourait deux fois ce flux apparent de pensées enchaînées, on verrait les nombreux indices qui annoncent ce qu’il en est de la mort de la sœur, de la disparition du frère, et qui amorcent très progressivement le passage du ressassement obsessionnel au polar ou, plutôt, au thriller psychologique, agrémenté, incroyable chez un disciple revendiqué du grand Autrichien, de scènes d’action…
Être ou faire
Donc, après tout, la vraie question n’était pas littéraire. Peut-être la question littéraire n’était-elle même là que pour tromper le lecteur en masquant la question policière, dont elle n’aurait constitué que la mise en abyme. Ce ne serait qu’une adresse de plus. Car le livre n’en manque pas, d’adresse. C’est bien fait. Très bien fait. Trop bien fait ? On aurait peut-être dû y regarder à deux fois. Vitaliano Trevisan a tellement tout pour lui… La « quarantaine de professions » qu’il a exercées, dit la quatrième de couverture, avant d’écrire (il a même été ouvrier, que demander de plus ?) ; ses talents multiples, puisqu’il est aussi (après toutes ses professions d’avant) devenu scénariste, dramaturge, et (on aurait vraiment dû se méfier) acteur !...
Comment un tel homme, se mettant au roman, pourrait-il se retenir d’être romancier ? La force de Thomas Bernhard était justement de ne pas l’être ; d’écrire contre le roman, contre l’intrigue — toujours juste assez esquissée pour accuser sa propre absence ; de tout miser sur la seule voix. Mais si Bernhard pouvait ne pas faire de romans, c’était sans doute parce qu’il était ce qu’il disait, et pensait comme parlent ses fameux locuteurs. Entre lui et Trevisan, parfois, en apparence, si proche, il y a toute la différence entre être et faire. Les Quinze Mille Pas le montre de façon éclatante. C’est, au fond, son grand intérêt.
P. A.
Illustration : Trévise, où se déroule le roman de Trevisan
Tags : Vitaliano Trevisan, Les Quinze Mille Pas, roman italien, Thomas Bernhard, 2006
-
Commentaires